57 : L’urbain atemporel et exalté de Francesco Gioia

08 décembre 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
57 : L’urbain atemporel et exalté de Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia

Deux ans après notre première rencontre avec son univers photographique, Francesco Gioia publie 57. Un ouvrage dans lequel la rue se pare de nuances dramatiques, et où toute temporalité semble s’altérer.

« Je préfèrerai toujours l’intrigante complexité et l’ambiguïté d’un cocktail un peu amer à une boisson plus fade. Ce n’est que lorsqu’une chose est contaminée par un mélange de saveurs et d’éléments qu’elle devient véritablement captivante », affirme Francesco Gioia. C’est dans la rue que le photographe installé à Londres collecte ses ingrédients, s’empare des arômes d’une rencontre inattendue, de l’accord de deux étoffes qui se croisent au détour d’un boulevard, du piquant d’un vernis rouge agrippant une cigarette ou même de la douceur d’un regard, atténué par un nuage flou, pour composer des images complexes, refusant de se conformer aux simples codes de la street photography. « Mon travail a évolué, si cette écriture photographique est toujours mon socle, je l’approche aujourd’hui de manière différente. Depuis notre dernier échange, j’ai commencé à comprendre comment me concentrer sur des détails spécifiques associés à une esthétique précise. Mais je pense être toujours à des années-lumière de ce que je veux accomplir », confie l’auteur.

Nourri par les créations de William Klein – son utilisation des miroirs, des distorsions, des flous artistiques comme son goût pour la provocation – et par le cinéma français et italien des années 1950 et 1960, Francesco Gioia recherche la sophistication dans l’ordinaire, la grâce inattendue, celle qui transcende, celle que l’on remarque du coin de l’œil tandis que l’on se hâte, distrait·e, vers notre destination. Une main tenant un journal, deux silhouettes anonymes conversant un soir de semaine, à la lumière des néons, la façade grise d’un immeuble contrastant dramatiquement avec le bleu immaculé du ciel… Dans 57, chaque cliché étonne par sa composition, son aura. Comme si ces moments, shootés à la volée, sans mise en scène aucune, ne pouvaient exister. Comme si, s’imprégnant des réalisations de Federico Fellini, Jean-Luc Godard et François Truffaut, le photographe était parvenu à faire du réel un long-métrage à la narration saccadée.

© Francesco Gioia
© Francesco Gioia

© Francesco Gioia

L’unité dans l’intemporalité

C’est d’ailleurs cette narration qui porte l’ouvrage. Une volonté de son auteur de composer une fresque assortie, où chaque œuvre prend part à un tout harmonieux, à l’émotion commune. « Je pense avoir réussi à relier chaque photo l’une à l’autre. Chaque étape est nécessaire pour parvenir à l’image finale – ce qui va bien au-delà de la simple action de regarder quelque chose », affirme Francesco Gioia. Et pour parvenir à cette osmose, ce dernier choisit de décontextualiser les sujets qu’il capture. Multipliant les expérimentations – couleurs, monochromes, flous, cadrages graphiques, abstractions… – et s’aventurant en terres inconnues, il parvient à atteindre « l’exaltation qui accompagne la perte de contrôle ». Une manière de s’approcher au plus près d’une créativité pure qu’il ne cesse de rechercher. À l’instinct, il assemble alors diverses écritures, fait valser les cases qui limitent la création et se concentre sur son intuition, qu’il suit fidèlement.

Et, dans cet environnement mouvant, Francesco Gioia parvient à trouver l’unité dans l’intemporalité. De ses clichés se dégagent une élégance naturelle, un raffinement d’une autre époque, qui semblent trancher avec la trivialité de la contemporanéité. Il émerge dans les rayures d’un costume, ou la silhouette d’un vieil homme, perdu dans la contemplation émue d’un tableau. Mais il apparaît aussi dans des clins d’œil à ces décennies révolues, que l’on perçoit dans la représentation d’une publicité vintage ou d’un chapeau dominant la foule. Autant d’éléments jouant le rôle d’indices, destinés à convoquer notre intérêt, comme notre imagination. « Ce qui m’importe, ce n’est pas seulement le moment, mais tout ce qui l’entoure : la texture, l’atmosphère, les références et associations. Lorsque je songe aux photographies les plus réussies, je me dis que même sans saisir pleinement leur signification, elles possèdent un pouvoir évocateur indéniable. Une ouverture, dans laquelle l’observateurice peut injecter sa propre interprétation », explique l’auteur. C’est donc avec nos sens aiguisés qu’il nous faut tourner les pages de 57. Comme une immersion dans un univers pétri de mystères, une vision altérée de notre monde qu’il nous faut expérimenter avec les yeux grands ouverts.

© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
À lire aussi
Francesco Gioia : capturer la rue sans contrôle
© Francesco Gioia
Francesco Gioia : capturer la rue sans contrôle
Installé à Londres, le photographe Francesco Gioia capture le graphisme, les textures et les habitants du monde urbain. Une œuvre…
25 octobre 2021   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Joshua K Jackson et Craig Whitehead : la relève anglaise de la street photography
Joshua K Jackson et Craig Whitehead : la relève anglaise de la street photography
Avec presque 95 millions de partages du hashtag #streetphotography sur Instagram, la photo de rue connaît un regain de popularité inédit….
17 juin 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
Explorez
Ilanit Illouz au bord de l'Etna
© Ilanit Illouz
Ilanit Illouz au bord de l'Etna
Le Studio de la MEP présente Au bord du volcan, une exposition d'Ilanit Illouz. Cette expérimentation visuelle et plastique à partir de...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
12 expositions photographiques à découvrir en juin 2025
Vietnam, 1971 © Marie-Laure de Decker
12 expositions photographiques à découvrir en juin 2025
L’arrivée de l'été fait également fleurir de nombreuses expositions. Pour occuper les journées chaleureuses ou les week-ends, entre deux...
05 juin 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Sebastião Salgado, cinquante ans de photographie humaniste
© Sebastião Salgado
Sebastião Salgado, cinquante ans de photographie humaniste
Le photographe brésilien Sebastião Salgado nous a quitté·es ce vendredi 23 mai 2025 à l’âge de 81 ans. Porteur du courant humaniste...
26 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Chris Mann et les histoires abstraites de Bakou
© Chris Mann
Chris Mann et les histoires abstraites de Bakou
Au fil de ses projets, Chris Mann immortalise des paysages à la lisière de deux mondes. Dans Interzone Baku, cet adepte des tirages...
20 mai 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Ilanit Illouz au bord de l'Etna
© Ilanit Illouz
Ilanit Illouz au bord de l'Etna
Le Studio de la MEP présente Au bord du volcan, une exposition d'Ilanit Illouz. Cette expérimentation visuelle et plastique à partir de...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Costanza Spina
Blue Screen of Death : Les photogrammes hybrides de Baptiste Rabichon
Blue Screen of Death © Baptiste Rabichon
Blue Screen of Death : Les photogrammes hybrides de Baptiste Rabichon
Baptiste Rabichon, artiste phare de la Galerie Binome, nous confronte à notre rapport ambigu aux images et à la technologie à travers...
12 juin 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Eman Ali : dans les interstices des identités tokyoïtes
Nadya Akane, dans la série In Praise of Silence © Eman Ali
Eman Ali : dans les interstices des identités tokyoïtes
Eman Ali compose The Praise of Silence, fruit d’une résidence artistique à Tokyo. La photographe explore, dans un travail collaboratif...
11 juin 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
18 séries photo à découvrir aux Rencontres d'Arles 2025
Extrait de Father (Atelier EXB Paris, 2024) © Diana Markosian
18 séries photo à découvrir aux Rencontres d’Arles 2025
Alors que la 56e édition des Rencontres de la photographie d’Arles approche à grands pas, la rédaction de Fisheye vous invite à...
11 juin 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine