Deux ans après notre première rencontre avec son univers photographique, Francesco Gioia publie 57. Un ouvrage dans lequel la rue se pare de nuances dramatiques, et où toute temporalité semble s’altérer.
« Je préfèrerai toujours l’intrigante complexité et l’ambiguïté d’un cocktail un peu amer à une boisson plus fade. Ce n’est que lorsqu’une chose est contaminée par un mélange de saveurs et d’éléments qu’elle devient véritablement captivante », affirme Francesco Gioia. C’est dans la rue que le photographe installé à Londres collecte ses ingrédients, s’empare des arômes d’une rencontre inattendue, de l’accord de deux étoffes qui se croisent au détour d’un boulevard, du piquant d’un vernis rouge agrippant une cigarette ou même de la douceur d’un regard, atténué par un nuage flou, pour composer des images complexes, refusant de se conformer aux simples codes de la street photography. « Mon travail a évolué, si cette écriture photographique est toujours mon socle, je l’approche aujourd’hui de manière différente. Depuis notre dernier échange, j’ai commencé à comprendre comment me concentrer sur des détails spécifiques associés à une esthétique précise. Mais je pense être toujours à des années-lumière de ce que je veux accomplir », confie l’auteur.
Nourri par les créations de William Klein – son utilisation des miroirs, des distorsions, des flous artistiques comme son goût pour la provocation – et par le cinéma français et italien des années 1950 et 1960, Francesco Gioia recherche la sophistication dans l’ordinaire, la grâce inattendue, celle qui transcende, celle que l’on remarque du coin de l’œil tandis que l’on se hâte, distrait·e, vers notre destination. Une main tenant un journal, deux silhouettes anonymes conversant un soir de semaine, à la lumière des néons, la façade grise d’un immeuble contrastant dramatiquement avec le bleu immaculé du ciel… Dans 57, chaque cliché étonne par sa composition, son aura. Comme si ces moments, shootés à la volée, sans mise en scène aucune, ne pouvaient exister. Comme si, s’imprégnant des réalisations de Federico Fellini, Jean-Luc Godard et François Truffaut, le photographe était parvenu à faire du réel un long-métrage à la narration saccadée.
L’unité dans l’intemporalité
C’est d’ailleurs cette narration qui porte l’ouvrage. Une volonté de son auteur de composer une fresque assortie, où chaque œuvre prend part à un tout harmonieux, à l’émotion commune. « Je pense avoir réussi à relier chaque photo l’une à l’autre. Chaque étape est nécessaire pour parvenir à l’image finale – ce qui va bien au-delà de la simple action de regarder quelque chose », affirme Francesco Gioia. Et pour parvenir à cette osmose, ce dernier choisit de décontextualiser les sujets qu’il capture. Multipliant les expérimentations – couleurs, monochromes, flous, cadrages graphiques, abstractions… – et s’aventurant en terres inconnues, il parvient à atteindre « l’exaltation qui accompagne la perte de contrôle ». Une manière de s’approcher au plus près d’une créativité pure qu’il ne cesse de rechercher. À l’instinct, il assemble alors diverses écritures, fait valser les cases qui limitent la création et se concentre sur son intuition, qu’il suit fidèlement.
Et, dans cet environnement mouvant, Francesco Gioia parvient à trouver l’unité dans l’intemporalité. De ses clichés se dégagent une élégance naturelle, un raffinement d’une autre époque, qui semblent trancher avec la trivialité de la contemporanéité. Il émerge dans les rayures d’un costume, ou la silhouette d’un vieil homme, perdu dans la contemplation émue d’un tableau. Mais il apparaît aussi dans des clins d’œil à ces décennies révolues, que l’on perçoit dans la représentation d’une publicité vintage ou d’un chapeau dominant la foule. Autant d’éléments jouant le rôle d’indices, destinés à convoquer notre intérêt, comme notre imagination. « Ce qui m’importe, ce n’est pas seulement le moment, mais tout ce qui l’entoure : la texture, l’atmosphère, les références et associations. Lorsque je songe aux photographies les plus réussies, je me dis que même sans saisir pleinement leur signification, elles possèdent un pouvoir évocateur indéniable. Une ouverture, dans laquelle l’observateurice peut injecter sa propre interprétation », explique l’auteur. C’est donc avec nos sens aiguisés qu’il nous faut tourner les pages de 57. Comme une immersion dans un univers pétri de mystères, une vision altérée de notre monde qu’il nous faut expérimenter avec les yeux grands ouverts.