À Arles, Tshepiso Mazibuko dévoile et panse les blessures des born-free

19 août 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
À Arles, Tshepiso Mazibuko dévoile et panse les blessures des born-free
© Tshepiso Mazibuko. Pink Hair, Phola Park, Thokoza 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Une jeune femme débout devant son miroir. Une lumière rouge se diffuse. Tirée de la série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe de Tshepiso Mazibuko.
© Tshepiso Mazibuko. Beirut, Thokoza, 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Lauréate du Prix Madame Figaro – Arles et du Prix du Public Découverte 2024 de la Fondation Louis Roederer, Tshepiso Mazibuko capture l’intranquillité diffuse dans son township natal de Thokoza, les blessures et les accrocs qui entaillent les corps et les esprits des born-free, sa propre génération, née après la fin de l’Apartheid.

Un gros plan sur un dentier en or, une tresse rose qui vole dans la brise, et la nuit terreuse traversée par des bicyclettes dessinent les contours du township de Thokoza, à quelque trente kilomètres de Johannesburg. Tshepiso Mazibuko y est née en 1995. Elle fait partie des born-free, cette génération noire née après la fin de l’Apartheid à qui l’élection de Nelson Mandela en 1994 semblait promettre un avenir libre et égalitaire. Mais trois décennies après la fin de la ségrégation raciale, tous les symptômes et les inégalités créés par le régime raciste sont encore visibles. La notion de born-free a-t-elle véritablement un sens ? Dans le vent poussiéreux de Thokoza, le message est pourtant clair, cette liberté promise est toujours un leurre.

« Je ne comprendrai jamais ce mot. Être né·e born-free devrait vouloir dire être né·e sans l’héritage d’un trauma, qu’on n’aurait plus à s’inquiéter », soutient Tshepiso Mazibuko. La photographe vit et travaille sur cette terre, où l’urbanisme porte les traces de l’Apartheid, et où le chômage rampe. Son travail, Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe, en français « croire en quelque chose qui ne viendra jamais », pense les conséquences politiques de ce concept. Elle raconte son histoire et celle de sa communauté dans des images fortes, presque intemporelles. « Ce travail est né de ma propre frustration en tant que personne noire sud-africaine. Étant née après l’Apartheid, on m’a promis beaucoup de choses, la réussite notamment. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas la réalité pour la plupart des enfants avec qui j’ai grandi », explique-t-elle.

© Tshepiso Mazibuko. Buyafuthi Hostel, 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Un gros plan sur la bouche d'une personne noire qui porte une dentier en or.
© Tshepiso Mazibuko. All that glitters, Thokoza,2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Une génération vulnérable, entre espoir et déception

Les regards sont profonds, les visages tirés par la violence latente qui plane dans l’atmosphère, les rues sont sombres malgré le soleil tapant. Entre espoir d’un avenir meilleur et promesses déchues, la photographe Sud-Africaine dévoile les sentiments d’une génération vulnérable. Son approche introspective sur dix ans lui permet l’usage d’un langage visuel juste et approprié. Les portraits que Tshepiso Mazibuko dresse de sa communauté parlent pour elle. Ils sont empreints de frustration, de trauma, de responsabilité, de tristesse. « Ce projet traite de notre vision partagée, de l’intimité et de l’espoir dans un État qui n’inspire pas l’espoir. Certaines images sont faites pour évoquer des sentiments, d’autres pour donner un petit aperçu de notre vie. Parce qu’il s’agit de ma communauté, c’est là que je vis », ajoute la photographe.

Documenter cette vie et construire une archive précise et représentative du corps noir, c’est à cela que doit servir la photographie pour Tshepiso Mazibuko. « J’espère aussi qu’elle raconte une histoire de résilience, une histoire humaine qui montre que les personnes des périphéries sont importantes », confie-t-elle. Le travail de l’autrice a cette volonté de confronter la démocratie sud-africaine face à ses contradictions, face au recul des opportunités, et face à la propagation des addictions. « Allez voir dans les townships, la misère. On ne peut pas célébrer le fait d’être né·es born-free, car il n’y a rien à célébrer », affirme l’artiste. Si la photographie est subjective pour Tshepiso Mazibuko, elle permet d’identifier un certain moment, un moment déjà passé. « Le fait que mes images existent signifie qu’elles servent un objectif, peu importe ce que je dis », conclut-elle.

Un homme noir est installé sur un canapé bleu. Au mur un papier peint et des sacs jaunes accrochés.
© Tshepiso Mazibuko. Thapelo, Thokoza, 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
À lire aussi
Les femmes photographes décolonisent l’archive
© Flora Nguyen
Les femmes photographes décolonisent l’archive
Sans jamais s’être rencontrées, Adeline Rapon, Flora Nguyen et Lebohang Kganye travaillent toutes trois sur le lourd héritage d’un passé…
08 août 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
3 questions à Verdiana Albano : dessiner les identités afro-européennes
Nothing half, nothing whole © Verdiana Albano, Institute Contemporary.
3 questions à Verdiana Albano : dessiner les identités afro-européennes
Entre territoires géographiques, structures post-coloniales, stéréotypes et perspectives, les images de Verdiana Albano dialoguent avec…
06 juillet 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Rendre visible le racisme : les photographes de Fisheye militent
© Lee Shulman / Omar Victor Diop
Rendre visible le racisme : les photographes de Fisheye militent
Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. À…
27 février 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
© Austn Fischer
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
Installé à Londres, Austn Fischer puise dans les ressorts de la communauté LGBTQIA+ pour interroger les notions traditionnelles de genre....
À l'instant   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Eleana Konstantellos : faire vrai pour voir le faux
Chupacabras © Eleana Konstantellos
Eleana Konstantellos : faire vrai pour voir le faux
Eleana Konstantellos développe, depuis 2019, de nombreux projets photographiques mêlant mise en scène et recherche...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
La sélection Instagram #481 : par ici la monnaie
© Suzy Holak / Instagram
La sélection Instagram #481 : par ici la monnaie
Est-ce un vice de vouloir posséder de l’argent et des biens ? Bijoux ou billets de banque, tout élément tape-à-l’œil attire le regard des...
19 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 11.11.24 au 17.11.24 : la politique dans le viseur
L’ancien président Donald Trump avec ses fils, des membres du parti et des supporter·ices lors de la convention nationale républicaine à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 15 juillet 2024 © Joseph Rushmore.
Les images de la semaine du 11.11.24 au 17.11.24 : la politique dans le viseur
C’est l’heure du récap ! La politique et les questions sociétales sont au cœur de cette nouvelle semaine de novembre.
17 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
© Austn Fischer
Mode et séduction : Austn Fischer allie art et Tinder
Installé à Londres, Austn Fischer puise dans les ressorts de la communauté LGBTQIA+ pour interroger les notions traditionnelles de genre....
À l'instant   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Elie Monferier : visible à la foi
© Elie Monferier
Elie Monferier : visible à la foi
À travers Sanctuaire – troisième chapitre d’un projet au long cours – Elie Monferier révèle, dans un noir et blanc pictorialiste...
Il y a 5 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Visions d'Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
© Alex Turner
Visions d’Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
Des luttes engagées des catcheuses mexicaines aux cicatrices de l’impérialisme au Guatemala en passant par une folle chronique de...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
© Richard Pak
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
Avec Les îles du désir, Richard Pak pose son regard sur l’espace insulaire. La galerie Le Château d’Eau, à Toulouse accueille, jusqu’au 5...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina