Lauréate du Prix Madame Figaro – Arles et du Prix du Public Découverte 2024 de la Fondation Louis Roederer, Tshepiso Mazibuko capture l’intranquillité diffuse dans son township natal de Thokoza, les blessures et les accrocs qui entaillent les corps et les esprits des born-free, sa propre génération, née après la fin de l’Apartheid.
Un gros plan sur un dentier en or, une tresse rose qui vole dans la brise, et la nuit terreuse traversée par des bicyclettes dessinent les contours du township de Thokoza, à quelque trente kilomètres de Johannesburg. Tshepiso Mazibuko y est née en 1995. Elle fait partie des born-free, cette génération noire née après la fin de l’Apartheid à qui l’élection de Nelson Mandela en 1994 semblait promettre un avenir libre et égalitaire. Mais trois décennies après la fin de la ségrégation raciale, tous les symptômes et les inégalités créés par le régime raciste sont encore visibles. La notion de born-free a-t-elle véritablement un sens ? Dans le vent poussiéreux de Thokoza, le message est pourtant clair, cette liberté promise est toujours un leurre.
« Je ne comprendrai jamais ce mot. Être né·e born-free devrait vouloir dire être né·e sans l’héritage d’un trauma, qu’on n’aurait plus à s’inquiéter », soutient Tshepiso Mazibuko. La photographe vit et travaille sur cette terre, où l’urbanisme porte les traces de l’Apartheid, et où le chômage rampe. Son travail, Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe, en français « croire en quelque chose qui ne viendra jamais », pense les conséquences politiques de ce concept. Elle raconte son histoire et celle de sa communauté dans des images fortes, presque intemporelles. « Ce travail est né de ma propre frustration en tant que personne noire sud-africaine. Étant née après l’Apartheid, on m’a promis beaucoup de choses, la réussite notamment. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas la réalité pour la plupart des enfants avec qui j’ai grandi », explique-t-elle.
Une génération vulnérable, entre espoir et déception
Les regards sont profonds, les visages tirés par la violence latente qui plane dans l’atmosphère, les rues sont sombres malgré le soleil tapant. Entre espoir d’un avenir meilleur et promesses déchues, la photographe Sud-Africaine dévoile les sentiments d’une génération vulnérable. Son approche introspective sur dix ans lui permet l’usage d’un langage visuel juste et approprié. Les portraits que Tshepiso Mazibuko dresse de sa communauté parlent pour elle. Ils sont empreints de frustration, de trauma, de responsabilité, de tristesse. « Ce projet traite de notre vision partagée, de l’intimité et de l’espoir dans un État qui n’inspire pas l’espoir. Certaines images sont faites pour évoquer des sentiments, d’autres pour donner un petit aperçu de notre vie. Parce qu’il s’agit de ma communauté, c’est là que je vis », ajoute la photographe.
Documenter cette vie et construire une archive précise et représentative du corps noir, c’est à cela que doit servir la photographie pour Tshepiso Mazibuko. « J’espère aussi qu’elle raconte une histoire de résilience, une histoire humaine qui montre que les personnes des périphéries sont importantes », confie-t-elle. Le travail de l’autrice a cette volonté de confronter la démocratie sud-africaine face à ses contradictions, face au recul des opportunités, et face à la propagation des addictions. « Allez voir dans les townships, la misère. On ne peut pas célébrer le fait d’être né·es born-free, car il n’y a rien à célébrer », affirme l’artiste. Si la photographie est subjective pour Tshepiso Mazibuko, elle permet d’identifier un certain moment, un moment déjà passé. « Le fait que mes images existent signifie qu’elles servent un objectif, peu importe ce que je dis », conclut-elle.