La Galerie Magnum, située dans une petite cour intimiste de la rue Léon à Paris, s’est transformée en un livre ouvert sur le travail du photographe sud-africain Ernest Cole. L’exposition, visible jusqu’au 29 mars 2025, présente des tirages vintage et rares, qui ont composé son ouvrage House of Bondage, initialement paru en 1967, révélant la violence de l’apartheid sous toutes ses formes.
Vous avez peut-être vu son nom placardé dans les couloirs du métro ou bien découvert sa vie dans le film de Raoul Peck, plébiscité à Cannes en 2024. Ernest Cole (1940-1990) était bien plus qu’un photographe. Il était – et demeure encore aujourd’hui – une figure majeure de la lutte contre l’apartheid (régime politique basé sur l’oppression d’un groupe racial, ndlr). Si ce dernier avait fui l’Afrique du Sud, en 1966, pour New York, aux États-Unis, emportant clandestinement avec lui ses négatifs, il a été l’un des premiers à révéler au monde la brutalité d’un tel système en images, dans son livre House of Bondage, publié au lendemain de sa fuite, en 1967. Des tirages d’époque rares de son œuvre jalonnent les cimaises de la Galerie Magnum dans l’exposition House of bondage, Vintage prints from the Ernest Cole Family Trust – Part 2. Pensée en trois volumes différents – en collaboration avec la Galerie Goodman et l’Ernest Cole Family Trust –, celle-ci est présentée successivement au Royaume-Uni, en France et en Afrique du Sud. « Nous l’avons pensée comme le livre lui-même, explique Samantha McCoy, directrice de la galerie parisienne. Chacun des chapitres dévoile l’une des strates de l’apartheid. » Pendant sept ans, Ernest Cole capture tous les aspects de l’oppression, des violences, de la pauvreté et du racisme institutionnel avec zèle.
La balade visuelle s’ouvre sur For Whites Only et Police and Passes. Ces deux séries posent le contexte d’asphyxie qui pèse sur les Noir·es d’Afrique du Sud. Panneaux signalétiques, contrôles policiers, la séparation raciale est régie par la loi. Puis, les photographies nous plongent dans le quotidien des Sud-Africain·es, et parallèlement dans celui de l’auteur. The Mines constitue une partie très importante de son travail documentaire, et peut-être la plus connue. « Ernest Cole a vécu dans les mines avec ses compatriotes. Ils avaient tous des contrats précaires et corrompus, qui les empêchaient de voir leur famille », détaille Samantha McCoy. L’exploitation ne se limite pas dans les mines, il se retrouve aussi dans les foyers de l’oppresseur blanc. « Les maisons des Blanc·hes sont le creuset du racisme en Afrique du Sud. C’est là que les races se rencontrent, face à face, en tant que maître et serviteur », écrivait le photographe. Dans The Cheap Servant, il saisit l’amour vain d’une servante noire pour les enfants blanc·hes de ses maître·sses, qui plus tard reproduiront les schémas d’asservissement sur celle qu’iels ont considérée longtemps comme une seconde mère.
Un écho contemporain
Si l’apartheid en Afrique du Sud a pris fin en 1991 et si l’élection de Nelson Mandela à la présidence promettait un avenir libre et égalitaire, trente ans plus tard, les images d’Ernest Cole résonnent toujours. Sur les cartels rouge vif de l’exposition, les citations du photographe dialoguent avec des textes de ses contemporain·es – artistes, critiques d’art, professeur·es sud-africain·nes. Ensemble, iels racontent les photographies autant au passé qu’au présent. « Ce travail a révolutionné l’époque, soutient la directrice de la galerie. Mais il est important de l’appréhender aussi avec un regard moderne. Où en est-on aujourd’hui ? La pauvreté, les inégalités raciales perdurent. » Ces courts essais parlent d’Ernest Cole, de son œuvre et de son héritage, du passé colonial et de notre société actuelle. Il s’infiltrait régulièrement dans les hôpitaux pour dévoiler la ségrégation rampante dans le domaine médical. Lit de fortune à même le sol, enfants entassé·es les un·es sur les autres, la santé de la communauté noire était ignorée. En réponse à cette réalité, Zada Hanmer, critique d’art, écrit : « Même de nos jours en Afrique du Sud, les images de Cole sont extrêmement familières. La violence de la négligence médicale persiste – le seul degré de séparation entre hier et aujourd’hui est le temps. »
Dans Heirs of Poverty ou encore dans Below Subsistence, Ernest Cole a dépeint la précarité permanente de la communauté noire, celle qui colle à la peau de génération en génération et qui ne semble jamais s’évaporer. Peu de changements ont opéré depuis la chute du système de ségrégation. La misère subsiste dans les townships. « Alors que les photographies d’Ernest Cole nous ramènent à l’apogée de l’apartheid avec des représentations spectaculaires de la banalité de la pauvreté, les expériences de celleux qu’il a photographié·es rappellent une réalité qui n’est pas inconnue dans le présent », note Athi Mongezeleli Joja, critique d’art. Cette pauvreté suit d’ailleurs le photographe jusqu’en Amérique. Sur un mur, quelque peu dissimulé, on découvre quelques tirages plus récents des images de l’artiste à New York où il a fini sa vie. Des clichés tendres où l’amour triomphe. L’exposition se termine sur une vitrine présentant des lettres et des articles de magazines. Un hommage personnalisé au travail essentiel et poignant d’Ernest Cole, une invitation à faire vivre sa mémoire et son engagement.
232 pages
65 €