Jusqu’au 6 novembre prochain, dix photographes habillent les murs et les jardins de l’Abbaye royale de l’Épau. Dans la quiétude de ces lieux, toutes et tous invitent les visiteurs à appréhender le monde alentour sous un autre paradigme.
À l’occasion du 10e anniversaire de sa saison photographique, l’Abbaye royale de l’Épau a fait appel à dix artistes aux approches et esthétiques plurielles. Installations et autres expositions en plein air, performances sonores… Toutes convergent néanmoins vers un seul et même point : susciter le trouble ou l’étonnement de celui ou celle qui regarde. De manière ludique, le 8e art s’engage ainsi, comme il sait si bien le faire, dans des problématiques liées à l’environnement et à la complexité de nos sociétés. Propice à la réflexion, la sérénité du lieu – hors du temps en bien des aspects – ne manque pas de laisser l’espace nécessaire à l’appréhension des diverses perspectives exposées. Situé à seulement dix minutes de tramway de la gare du Mans, ce sublime écrin de verdure s’impose comme une retraite ou une parenthèse bienvenue dans notre quotidien. Si près et pourtant coupé du monde contemporain, il permet sans nul doute de mieux le réinvestir.
Mais au-delà d’un cadre idyllique, la saison photographique de l’Abbaye royale de l’Épau tire toute sa force du système de résonnances qu’elle parvient à créer. Les 13 hectares de ces lieux se muent en un vaste terrain de jeux où dialoguent des réalités parfois méconnues. Chacun et chacune des artistes présents s’approprie alors cet espace qu’ils n’ont de cesse de renouveler, toujours avec justesse. Dans la générosité du partage – au cœur de la religion qui habite le domaine –, les photographes de métier sont également allés au contact des collégiens de la région pour leur transmettre leur passion. Ensemble, ils ont pensé plusieurs installations, à l’ombre des arbres de l’abbaye séculaire, desquelles jaillissent leurs préoccupations adolescentes.
© Charles Delcourt
Un mode de vie respectueux de l’environnement
Plus loin, entre les allées du jardin, des fraises, des fleurs, mais également des clichés de la photographe culinaire Pauline Daniel. Dans sa série Sous la peau, celle qui a l’habitude de procéder, selon ses mots, à « un véritable casting de fruits et légumes » s’attache ici à aborder la question du gaspillage. Main dans la main avec les Banques alimentaires – qui lui ont d’ailleurs commandé ce projet –, elle réussit le pari de réhabiliter ces végétaux jugés peu esthétiques et, à tort, impropres à la consommation. En ayant recours à l’isotopie de la séduction, elle met en tension les idées d’attirance et de répulsion, antinomiques et complémentaires, l’une ne pouvant exister sans l’autre.
Préserver la beauté du monde en exerçant le regard de l’autre est une idée également chère à Éric Pillot. Entre les platanes et les cours d’eau, caractéristiques de l’abbaye cistercienne, ses portraits d’animaux se cachent çà et là dans la verdure. Sur des clichés picturaux, des espèces sauvages et menacées sont dépeintes à la manière du Douanier Rousseau. Toutes doivent leur survie aux parcs zoologiques qui les accueillent, et semblent déjà appartenir à un temps révolu. Entre les arcs et les travées de la salle capitulaire, les photographies de Charles Delcourt apparaissent, quant à elles, sous une lumière diffuse. Nimbées d’optimisme, dans une série éponyme, elles donnent à voir le quotidien de l’île d’Eigg. Les habitants de ce territoire, situé au large de l’Écosse, en sont les propriétaires depuis 1997. Là-bas, ils ont développé un modèle énergétique renouvelable qui leur permet de vivre en autarcie, selon un mode de vie respectueux de l’environnement.
© Éric Pillot
Repenser le monde de demain
Toutes ces problématiques écologiques portent en creux des enjeux sociaux, convoqués par d’autres photographes. Si les premiers habitants du monastère aspiraient à la quiétude et à la lumière, les étudiants congolais de Baudoin Mouanda en proposent une variation. Chez eux, les coupures de courant à répétition et le bruit incessant du foyer les empêchent de travailler. Chaque soir, ils gagnent celle qu’ils surnomment la « grande bibliothèque à la belle étoile ». À la lueur des lampadaires ou de lampes de poche, ils assouvissent ainsi leur soif de savoir. Cette résilience des êtres s’illustre également dans les sujets de Pierrot Men. Dans Là où le temps ressemble à l’océan, l’artiste distille quelques fragments d’humilité et d’humanisme. La série laisse entrevoir l’existence rudimentaire à laquelle se livrent les pêcheurs de Madagascar, dont l’activité est troublée par la pollution des mers.
Enfin, Alain Szczuczynski nous emmène aux confins de la forêt de Bercé, qui s’étend du Chêne Lorne à la Vallée des Pierres. Dans l’obscurité du Scriptorium, où se trouve l’installation, le temps se suspend. Le bruit des villes n’est plus, le chant des oiseaux le substitue. Dans cet univers virtuel et éternel, il nous invite à la rencontre de la nature environnante, mais également de celle qui sommeille en chacun de nous. Cette petite salle consacrée à la rédaction de manuscrits décline et nourrit finalement un tout autre dessein. Entre ces murs, en marge de la conjecture qui est la nôtre, c’est le monde de demain qu’il convient désormais de réécrire. Car il devient de plus en plus urgent de repenser nos modes de fonctionnements et d’agir pour la sauvegarde de notre avenir.
© Pierrot Men
© Alain Szczuczynski
© Baudouin Mouanda
Image d’ouverture © Charles Delcourt