Dans son travail Rotting from Within, lauréat du grand prix Images Vevey, Abdulhamid Kircher livre un récit intime : tenter de briser un héritage familial violent.
Les cernes proéminents, le regard froid, à moitié masqué par une capuche. On y lit un passé troublé. Il ne sourit pas. La nuit n’adoucit rien. Elle souligne au contraire les traits tirés, la dureté. Derrière sa caméra, Abdulhamid Kircher capture son père. Ce ne sont plus les barreaux de la prison qui les séparent, mais l’objectif : outil fragile et paradoxal, qui représente à la fois une distance et une tentative de rapprochement, une manière de cerner et d’atteindre ce qu’il cache depuis des années.
Élevé par sa mère, devenue parent à quinze ans, le photographe n’a jamais grandi auprès de son père mais avec son ombre pesante. C’est seulement à l’âge de dix-sept ans que l’artiste le retrouve, à sa sortie de prison après une longue peine pour trafic de drogue et tentative de meurtre. « À l’époque, je ne savais pas comment naviguer dans cette relation sans la photographie, confie-t-il. Ma mère ne m’a jamais interdit de le voir ni dit du mal de lui. Elle m’a laissé l’espace d’explorer ce lien, et pour ça je lui serai toujours reconnaissant. »
224 pages, 55 €.
Se défaire des modèles de masculinité toxique
De là naît Rotting from Within (Pourrir de l’intérieur), un projet intime, toujours en mouvement, nourri par la recherche dans les archives familiales et le besoin de comprendre. Le titre, brut, vient d’un souvenir d’adolescent : « Un jour, ma mère m’a dit : “Tu viens de parler exactement comme ton père.” Cette phrase m’a terrifié. Comment devenir meilleur si je porte en moi ce que je redoute le plus ? » Ce qu’Abdulhamid Kircher exhume ici, c’est une histoire de traumatismes répétés : une lignée de patriarches d’origine turque façonnés par une culture viriliste, archaïque, où la violence est héritée autant que transmise, presque comme un mode de survie. « J’ai compris à quel point il est facile de tomber dans des schémas toxiques, de blâmer son enfance. Mais le vrai défi, c’est de faire le travail pour ne pas répéter », affirme-t-il. Né à Berlin, immigré aux États-Unis dans son enfance, il y grandit avec ces modèles masculins défaillants et, en parallèle, l’intuition qu’il faudra se reconstruire autrement pour briser le cycle. Son projet devient alors un geste de rupture : détourner l’héritage pesant, inventer une autre manière d’être fils, homme et père à son tour peut-être un jour.
Face à la brutalité, il fait de la photographie un refuge.
« Voir des gens consommer la drogue que mon père leur vendait, le voir frapper des personnes, voir mon grand-père à l’hôpital puis disparaître… Dans tous ces moments, l’appareil photo et ses mécanismes étaient là pour me “protéger”, pour me permettre d’échapper mentalement à ce qui se déroulait devant moi. Avec mes appareils argentiques manuels, mon esprit se fixait tellement sur le processus de fabrication de l’image que j’étais distrait des émotions qui, autrement, m’auraient submergé », explique le photographe.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #73.
7,50 €