Dans chacun de ses projets, Anaïs Tondeur associe sa pratique du 8e art à une approche scientifique. Ses séries s’intéressent ainsi à différents aspects de l’environnement, toujours avec une certaine poésie, et donnent à voir « les interdépendances profondes qui relient nos existences humaines à la trame du vivant ». Aujourd’hui, la photographe française revient en détail sur Fleurs de feux, le témoignage des cendres, un herbier singulier que nous vous présentons sur les pages du Fisheye #64.
Quelle est la genèse de Fleurs de feux, le témoignage des cendres ?
Ce projet est composé en deux gestes photographiques. Le premier, intitulé Tchernobyl Herbarium, est né de la rencontre avec les plantes qui poussent dans les sols irradiés de la zone d’exclusion, au sein des 30 kilomètres situés autour du bloc numéro quatre de la centrale nucléaire Vladimir Iilitch Lénine, qui explosa en 1986, à Pripyat. Durant la préparation d’une exposition autour de la question du trauma, j’ai découvert ce biotope grâce aux recherches d’un groupe de généticien·nes qui étudient l’impact de la radioactivité sur la flore, à Tchernobyl. Grâce à leur complicité, je collecte, chaque année écoulée depuis l’explosion, l’empreinte d’une de ces plantes irradiées. La seconde série, Living Herbarium, prendra forme avec les plantes de la Terre des Feux, dans la région de Naples.
« Sans extraire les plantes des sols, cette rencontre phytographique a lieu sans autre intervention qu’une mise en contact des éléments en présence. Il s’agit d’un des protocoles photographiques les plus respectueux de l’environnement. »
Comment procèdes-tu pour photographier les plantes ?
Nourrie par les herbiers en cyanotype réalisés par Anna Atkins, tout comme les explorations de László Moholy-Nagy et Man Ray, à qui j’emprunte le terme de rayogramme, je dépose la plante sur une surface photosensible. Associés à une exposition à une intense source de lumière, le césium-137 et le strontium-90, qui innervent le corps de la plante, participent à l’émergence du végétal sur la plaque photographique. Ainsi, ces rayogrammes sont eux-mêmes radioactifs. Ils forment ce que le philosophe Michael Marder décrit comme les « traces tangibles du désastre invisible ».
Sans extraire les plantes des sols, cette rencontre phytographique a lieu sans autre intervention qu’une mise en contact des éléments en présence. Il s’agit d’un des protocoles photographiques les plus respectueux de l’environnement. Pour cela, je fais appel à une réaction chimique naturelle entre les molécules de phénol qui innervent les plantes et le chloro-bromure d’argent d’une surface photosensible. Développant une technique initiée et partagée par l’artiste Karel Doing, je fais ici appel aux poly-phenols composés de manière naturelle par le végétal. Une activation, par un mélange d’eau, de vitamine C et de carbonate de soude, permet à la plante de révéler son empreinte sur la surface photosensible. L’image est ensuite fixée puis rincée sans passer par aucun acte de développement, car la plante l’opère directement. Ce processus donne une agentivité directe à la plante.
Actuellement, j’explore également la réalisation de ces rencontres phytographiques sur des surfaces textiles récupérées via les filiales de tri des déchets napolitains. Le textile rendu photosensible vient recouvrir le corps de la plante comme une forme de linceul qui recueille l’empreinte du corps, dans ce cas bien vivant.
Tu collabores ici avec Michael Marder, philosophe de la pensée végétale. Comment son nom s’est-il imposé à toi ?
Oui, chaque rayogramme de Tchernobyl Herbarium, est accompagné par un fragment textuel de Michael Marder. J’ai rencontré ce philosophe en 2015 via ces mêmes rayogrammes. Les premières empreintes rayographiques de ce projet étaient présentées dans le cadre de l’exposition Dessiner l’invisible du commissaire Damien Mc Donald, à la Galerie 24b, à Paris. À cette période précisément, Michael Marder se penchait sur les traces de la catastrophe nucléaire, son impact écologique, sociétal, autant que personnel, ayant été directement exposé aux retombées radioactives de l’accident nucléaire. En effet, le 26 avril 1986, il traversait l’Ukraine, de Moscou, où il vivait, à Anapa en direction d’un sanatorium où il devait soigner un asthme sévère. Dans le fragment 32, il écrit : « J’ai immédiatement senti que mes propres ruminations troublées pouvaient s’engager dans un dialogue fécond avec ces traces inquiétantes de plantes traumatisées. C’était comme si Anaïs me présentait un miroir dans lequel je me voyais reflété non plus dans une forme humaine mais comme une vie, ou simplement une surface sensible, exposée aux effets radioactifs sans le vouloir ni le savoir. »
Depuis lors, nous développons une collaboration fertile, qui m’est particulièrement chère. Chaque année, nous nous réunissons autour d’une des plantes de la zone d’exclusion pour composer un nouveau fragment visuel et textuel. La forme du fragment est pour nous une manière de nous rapprocher de « l’explosion de conscience » que représente celle de Tchernobyl, quelque chose de difficile à saisir, d’impossible à représenter. Nous avons emprunté cette image du fragment à Oleg Vorobey, le liquidateur de la centrale quatre dont le témoignage a été recueilli par Svetlana Alexievtich. Dans la Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, il précise : « Et à partir de là, j’ai commencé à penser. »
« Nous chercherons ainsi par ce biais une manière de nous accorder à la temporalité végétale, de nous relier aux existences singulières des plantes locales tout en apprenant de leurs existences à la marge. »
Cette collaboration se poursuivra d’ailleurs dans le deuxième volet du projet.
En effet, grâce au Prix Photographie & Sciences, au soutien à la mobilité artistique du programme MIRA de l’Institut français et la Spot Home Gallery, installée à Naples, je développe le second herbier photographique de ce projet dans un nouveau geste d’égard, dans une relation dialogique avec les plantes de la Terra dei Fuochi, dans la région de Campanie, en Italie du Sud. Pour le deuxième geste du projet Fleurs de Feux, le témoignage des cendres, Michael Marder a accepté de poursuivre ce compagnonnage par la philosophie et la photographie auprès de plantes qui poussent dans d’autres sols extrêmes, en proie à d’autres feux d’origines anthropiques et également volcaniques.
En renouant avec le rituel de la poétesse et herboriste Emily Dickinson, qui glissait dans chacune de ses correspondances une plante séchée, j’enverrai successivement les empreintes phytographiques des neuf communautés végétales rencontrées sur les Terres des Feux au philosophe, qui répondra par une adresse à chaque plante. À réception du texte, je retournerai auprès de la plante pour lui lire les mots du philosophe. Durant la lecture, je disposerai à nouveau, en contact de la plante, un dispositif afin qu’elle puisse laisser une nouvelle trace sur le papier photosensible. Ces gestes, par le mot et l’image, sont élaborés selon le principe de correspondance dans le sens de son étymologie médiévale : « s’harmoniser avec, se mettre en relation avec ». Nous chercherons par ce biais une manière de nous accorder à la temporalité végétale, de nous relier aux existences des plantes locales tout en apprenant de leurs existences à la marge. Comme dans la pratique de méditation bouddhiste du Tonglen de don et de réception, ces traces émergeront dans un double mouvement de rencontres entre êtres humains et plantes.
« Cette pluralité des regards me paraît cruciale pour tenter d’entrer dans l’épaisseur de la complexité du drame écologique de la Terre des Feux, produit de la convergence d’une criminalité organisée et d’un désinvestissement des services de l’État. »
Plus largement, quelle est ta démarche ?
Comme dans la majorité de mes projets, je développe ce second geste photographique, Living Herbarium, dans une démarche transversale. La collaboration avec le philosophe Michael Marder sera accompagnée par la rencontre d’une constellation de chercheur·ses et d’activistes. Cette pluralité des regards me paraît cruciale pour tenter d’entrer dans l’épaisseur de la complexité du drame écologique de la Terre des Feux, produit de la convergence d’une criminalité organisée et d’un désinvestissement des services de l’État. Au-delà du contexte habituellement présenté par les médias, je cherche à assembler les différentes perspectives et compréhensions de ce biocide.
De Tchernobyl Herbarium au Living Herbarium, je développe ce double geste dans une attention à la féralité des plantes rencontrées. Si ce terme naturaliste désigne la condition de ce qui retourne à l’état sauvage après avoir été domestiqué, je cherche ici à donner une voie à ce qui échappe à un monde maîtrisé, à ce qui se trouve à la lisière, à l’incontrôlable, au libre et au vulnérable. Par là même, en prenant pour guides ces plantes singulières et en explorant le procédé de phytographie, je cherche à distancier ma pratique artistique des dynamiques extractives dans lesquelles nos sociétés modernes se sont engouffrées. À l’instar d’un groupe grandissant d’artistes, je remets en question la dépendance de la photographie à l’égard de l’extractivisme et des implications du médium dans les changements induits par l’être humain sur la nature.
Ainsi, par ces pratiques photographiques menées avec les plantes qui poussent dans la Terre des Feux ou la zone d’exclusion à Tchernobyl, je tisse des liens étroits avec ces expressions de vitalités écologiques qui évoluent dans les ruines du capitalisme. Or, cela implique, comme le rappelle l’historienne de l’art Teresa Castro, de prendre au sérieux la politisation du vivant à laquelle la pensée écologique nous exhorte depuis plusieurs décennies déjà. De fait, politiser des formes de vie aussi négligées que les plantes rudérales signifie potentiellement inviter l’inaperçu, le négligé et l’invisibilisé dans l’espace agonisant de ce que l’on nommait dans l’Antiquité grecque la polis, c’est-à-dire le corps social de la cité, pleinement acteur de la vie politique.
C’est réimaginer la cité, nous dit-elle, « comme un terroir commun, un lieu de soin et de reconnaissance mutuelle ouverts à toutes sortes d’humain·es et d’autres qu’humain·es », c’est chercher à « faire monde » malgré la dévastation de la terre, de nos corps, et de nos consciences, c’est échapper aux logiques mortifères pour inventer des alliances et des résistances, c’est tisser de nouveaux liens aux autres et à soi-même, c’est ouvrir des trajectoires vers une écologie non punitive : vers une écologie joyeuse.