Dans Sexual Fantasies, Myriam Boulos, observe les contours du désir féminin à travers le monde. Se réappropriant leur sexualité et leurs fantasmes enfouis, les femmes se défont de tout et encore plus du joug masculin. Cet article, rédigé par Alexandre Mouawad, est à retrouver en intégralité dans notre dernier numéro de Fisheye.
« Il y a cinquante ans, avec 150 000 lires, on pouvait acheter un trois pièces au cœur de Beyrouth. Aujourd’hui, alors que j’ai peu d’appétit, pour les courses il faut compter deux millions », raconte Elham, infirmière à la retraite dans un salon parisien qui, pour l’heure, ne connaît pas les coupures de courant jalonnant le quotidien des Libanais. Pour pallier celles-ci, les gens qui le peuvent se sont équipés d’un générateur personnel. Et partout dans les rues beyrouthines flotte une odeur de fuel. Ce sont là quelques éléments du contexte dans lequel se démène une population cernée les traumatismes, depuis une guerre civile fratricide jusqu’à l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. « Ce soir-là, mes amis m’ont tous confié avoir fait l’amour avec une intensité inouïe et, je réalise ceci en vous parlant, c’est le lendemain, le 5 août, que j’ai mis en branle cette série sur les fantasmes des femmes », s’étonne Myriam Boulos, 30 ans, jeune recrue de l’agence Magnum, en audioconférence depuis la capitale libanaise. C’est cette série en cours, d’ailleurs, qu’elle présentera en juin à la célèbre coopérative pour sceller leur collaboration.
« C’est à 16 ans que j’ai découvert la photo. Ma meilleure amie s’y était mise et j’ai tout de suite su que c’était ce que je devais faire. Avant je dessinais beaucoup, comme ma mère, Michèle Standjofki, dont j’admire toujours beaucoup le travail. » Une mère dessinatrice de BD et un père transitaire – une profession éminemment libanaise, au carrefour du commerce et du voyage. Myriam Boulos dessinait alors déjà des portraits, ce qui préfigurait son travail de photographe, prenant pour sujet cette humanité d’un nouveau genre, crépusculaire, libre, meurtrie et décadente comme rarement auparavant. Comme beaucoup d’autres avant elle, photographier lui a permis d’affronter sa timidité, d’affronter le réel et de s’y sentir bien, de s’y enraciner, « grounded », cherche-t-elle à traduire en français. Aussi n’a-t-elle pas attendu d’avoir fini ses études à l’Alba, l’académie libanaise des Beaux-Arts, pour mener de front travaux personnels et commandes professionnelles. « J’ai fait beaucoup de mariages. Je ne comprends pas les photographes qui les snobent, moi je trouve ça formidable. Ça a une valeur documentaire évidente. Les enjeux, ne serait-ce que l’amour, pour les gens sont énormes. Tout le monde se met sur son 31, boit, s’oublie… Il se passe toujours tellement de choses. J’ai dû arrêter à cause du Covid, mais je compte bien m’y remettre. Je faisais aussi des photos de mode. Et j’ai travaillé pour beaucoup de journaux, au Liban comme à l’international, pour L’Orient-Le Jour ou le journal activiste Legal Agenda. En 2006, j’ai été repérée par Sami El Kasm, éditeur photo à Libé. Ça a beaucoup aidé. » Un coup d’œil sur son dossier de presse nous révèle que ses photos ont aussi été publiées par Le Monde, The New Yorker, le Time ou Vanity Fair. Ce dont elle fait peu de cas. Peu de cas aussi de ses nombreuses expositions à New York, Paris, Amsterdam, Arles ou Madrid… ni de ses nombreuses récompenses.
Ne plus avoir honte
En 2016, la semaine de ses 24 ans, la photographe se retrouve clouée au lit par une sale grippe. « Une de mes meilleures amies m’a offert un sex toy pour passer le temps. Et, du coup, je ne me suis pas ennuyée une seconde. Et c’est en parlant avec ma sœur de cette formidable libération qu’elle m’a dit que je découvrais le fantasme. Un monde s’est alors ouvert à moi. » Suite à cette épiphanie Myriam Boulos a commencé à s’intéresser aux rêves des autres, d’abord de façon informelle. Elle note alors que les fantasmes des femmes sont infiniment plus riches que ceux des hommes qui, bien souvent, se cantonnent à citer des parties du corps, emprisonnés dans une vision hétéro dominante qui a fini par se retourner contre eux en bridant leur imagination, en la bradant, lui ôtant toute force subversive. « Mes conversations avec les hommes étaient terriblement décevantes. Alors que nous, nos corps et nos sexualités ont toujours été représentées à travers le prisme masculin. Je trouvais ça très important que nous nous les réappropriions. Et nos fantasmes sont généralement plus intéressants parce qu’on parle moins, qu’on est plus opprimées, contenues au quotidien. On développe ainsi une vie intérieure plus riche. Il fallait extérioriser cette richesse, ne plus avoir honte. »
Pour la première fois, alors qu’elle n’aime pas ça, Myriam va prendre des photos hors du Liban, souhaitant donner un caractère universel à sa série. « L’unité géographique, ici, est le corps des femmes en général. Je relance l’appel à chaque fois que je voyage. J’ai travaillé au Liban, mais aussi à Paris, au Caire, à Berlin… Je compte faire évoluer ce projet avant de le présenter au jury de Magnum en juin. Il est encore trop rigide à mon goût, mais je commence à déconstruire tout ça, à ajouter ma voix, des sons, et je compte monter des vidéos. Une femme rencontrée au Caire m’a donné une recette pour prendre du poids afin de satisfaire mon futur mari, m’a expliqué comment fourrer des intestins d’animaux avec tout plein de choses. Je veux rajouter ça. » Après avoir reçu les fantasmes par mail, la photographe demande aux femmes où et comment elles désireraient être photographiées, ou si elles souhaitent conserver l’anonymat. Autant de portraits que de rencontres et d’histoires puissantes. Comme cette femme qui, pendant la séance de portrait, lui raconte avoir été abusée à 18 ans et lui explique comment elle a repris confiance en son sexe.
En sortant de chez elle, la photographe découvre le mot « vagin » écrit sur un pare-brise avec le doigt. Myriam l’immortalise dans son écrin de poussière. « Un hasard de fou. Je lui ai raconté cette histoire et je lui ai demandé de m’écrire ce qu’elle m’avait dit. Je n’ai conservé ni son premier récit ni la série de portrait. Elle m’a répondu un an plus tard. Quand on parle de sexualité on parle souvent de traumas. » Entre Eros et Thanatos, pulsions de vie contre pulsions de mort. Comme cette femme qui fantasme sur les accidents depuis qu’elle en a connu un. Ou cette Ophélie qui semble au ras de l’eau, flotter à la lisière d’un Styx placentaire, et qui a découvert qu’elle n’aimait rien tant que pleurer en faisant l’amour. Ou celle qui a longtemps eu peur de se réveiller la nuit pour égorger sa famille avec le couteau de cuisine, et qui depuis rêve de faire l’amour une lame contre la poitrine. La sexualité comme exorcisme pour une autrice ayant grandi dans un pays dont les beautés comme les tragédies sont légion. Ces Sexual Fantasies seraient une sorte d’ode, de prière, de chant pour les vivant·es, un antérequiem.
Retrouvez cet article dans son intégralité dans le Fisheye #57.
© Myriam Boulos