Maîtresse de conférences à l’université de Brighton, en Angleterre, l’artiste suédoise multidisciplinaire Åsa Johannesson vient de publier Queer Methodology for Photography, un livre qui nous dévoile sa stratégie pour penser, créer et écrire la photographie queer. Un entretien à retrouver dans notre dernier numéro.
Fisheye : Pouvez-vous nous expliquer le choix de la couverture de votre livre, Queer Methodology for Photography, sorti en février 2024 ?
Åsa Johannesson : Il s’agit d’un portrait de mon ami·e An, issu·e de la communauté LGBTQ+. J’ai pris ce polaroid intitulé Turn dans mon jardin durant l’été 2021. Une tête, des épaules, un simple drap en guise de fond. Ensemble, nous avons décidé qu’iel pivoterait son visage et son buste pour voir ce que cela donnerait. Un faux air de statue ? Possible. Mais allons à l’intérieur même du polaroid : les produits chimiques collants, l’émulsion, les quatre coins qui rencontrent la bordure blanche… ce n’est pas dénué de sens. On peut y déceler une forme de “queering” intrinsèque à la matérialité.
De quoi parle votre ouvrage ?
C’est un livre de recherche, divisé en six chapitres, qui présente de nouvelles façons d’aborder le discours photographique dans une perspective queer, en croisant la pratique et la théorie. Mon livre traite de questions philosophiques plus larges concernant l’identité et la différence ; comment la création de systèmes de pensée limite les possibilités d’existence à une catégorisation binaire. J’examine les travaux de 28 artistes différent·es, j’ouvre la voie à un nouveau concept d’image photographique qui aborde sa matérialité sous une forme poétique et politique. La photographie a la capacité de porter les préoccupations de la communauté queer en ne s’appuyant pas uniquement sur l’identité de la personne qui fait face à l’objectif. En questionnant la représentation et en mettant l’accent sur le formalisme, je cherche à diversifier la méthodologie queer dans la photographie. Toutefois, mon désir n’est pas d’invalider la représentation de l’identité en tant que cadre théorique traditionnel, seulement de critiquer la façon dont celle-ci monopolise sa théorisation et son historisation.
« La photographie a la capacité de porter les préoccupations de la communauté queer en ne s’appuyant pas uniquement sur l’identité de la personne qui fait face à l’objectif. »
Qu’entendez-vous exactement par « aller au-delà de la représentation » ?
C’est aller au-delà de l’idée selon laquelle une photo serait la copie d’un original, la copie du réel, la copie
d’une personne. Au cours de mes études, à force d’expérimenter, j’ai compris que la photographie n’était pas seulement un instantané ou un document journalistique. Elle peut aussi être un objet artistique avec un message fort porté directement par sa technicité. Je pense aux noirs et blancs analogiques de l’Américain Mark McKnight sur l’homoérotisme. Sa photo intitulée Him, Shadow (2020) encadre étroitement deux corps enchevêtrés. L’un d’eux n’est qu’une ombre. La composition géométrique et le contraste élevé forment un motif abstrait ; une énigme qui doit être résolue pour parvenir à un décodage représentationnel. La rencontre sexuelle entre deux hommes se devine. McKnight et son génie technique démontrent comment l’esthétique monochrome formalise l’image photographique, mais aussi comment elle génère tout un univers. Ainsi, le formalisme devient un langage queer à part entière.
Pensez-vous que la photographie queer doive exclusivement être produite par sa communauté ?
Oui, d’après moi, elle doit être produite au sein même de la communauté et traiter des sujets qui la concernent. Évidemment, tu peux être cis et hétéro et réaliser une série pertinente sur les personnes LGBTQ+, mais il m’a toujours semblé logique que les voix les plus fortes venaient avant tout d’une expérience vécue. Il n’y a qu’à voir l’incroyable travail du·de la Sud-Africain·e Zanele Muholi. Ou bien celui de Tee A. Corinne, pionnière américaine de l’art lesbien. Je trouve aussi les expérimentations du Français SMITH très inspirantes. Tout autant que les scènes comiques de la Chinoise Zhou Ning, qui mélange subtilement textes et photos, à l’instar de l’Américain Duane Michals, ou de l’artiste espagnole Coco Capitán. Tous·tes queers.
Au chapitre 5 de votre livre, vous faites un parallèle entre la photo queer et la théorie quantique, selon laquelle le temps n’est pas linéaire mais fractionné. Quel rapport y voyez-vous ?
Théorisée comme une capture du temps passé – nommée “ça a été” par Roland Barthes dans La Chambre claire –, la photographie est techniquement construite à travers le temps encapsulé par l’obturateur de l’appareil photo. Il y a le temps vécu d’un côté, le temps d’exposition de l’autre ; l’espace autour de nous et l’espace d’ouverture. Si l’on considère que le chemin hétéronormatif s’accompagne d’une certaine linéarité spatiotemporelle, la photographie queer jouit de son côté d’une temporalité qui lui est propre. Elle brise les normes rien que dans la façon de prendre une photographie. Par exemple, dans la série Interim du photographe américain Bill Jacobson, le temps passé est aussi un temps perdu ; un moment qui révèle l’amour et le chagrin, l’esprit qui perd des bribes d’informations. Sa photo intitulée Interim Couple #1164 (1994) montre deux silhouettes s’enlaçant. L’un des personnages semble réconforter sa·son amant·e dont le menton repose sur son épaule. Ce portrait fantomatique et minimaliste oscille entre figuration et abstraction. Couverts d’une brume grise, les sujets représentés restent des figures anonymes. La défocalisation de l’espace, obtenue grâce à une mise au point douce de l’objectif, n’est pas un geste de limitation technique mais est appliquée de manière cohérente. Il s’agit d’une exactitude maîtrisée du flou, plutôt que d’une netteté ratée. Avec ce travail, Jacobson fait clairement écho à l’incertitude et à la vulnérabilité de la vie à l’ère du sida. Autre exemple, le “print sandwich” créé par l’Américain Mark Morrisroe. Sa technique consiste à superposer un négatif couleur à sa copie en noir et blanc. Une nouvelle image voit le jour, et par ce biais, un espace-temps inédit.
L’évolution technologique peut-elle contribuer à l’expansion de la photographie queer, sachant que des stéréotypes de genre sont véhiculés à travers les images générées par l’IA ?
En effet, l’intelligence artificielle a tendance à représenter l’individu queer comme une personne forcément androgyne qui participe à la Pride en portant un rainbow flag aux couleurs erronées. Le cliché à son apogée. Mais il ne faut pas oublier que l’IA produit une image à partir d’un texte. Les mots choisis en description ont donc leur importance. Avec le temps, les images produites par l’IA – si elles sont justes et subtiles – pourraient venir remplacer les photos stéréotypées issues des banques d’images. Je ne sais pas si ces nouvelles pratiques vont améliorer la photographie queer, mais elles vont probablement la diversifier. Toutefois, je comprends la panique de certain·es qui se demandent si les images produites par l’IA peuvent être considérées comme des photos, si elles ne créent pas plus de torts. Mais l’IA est déjà là, le seul choix que nous avons est de vivre avec et de nous en servir à bon escient.
Mode, publicité, médias, cinéma… Sentez-vous la communauté queer plus visible ?
J’ai remarqué une bascule dès 2014. Soudainement, on s’est mis à voir dans les médias des personnes queers – majoritairement trans. Dans les agences de mannequins, sur les panneaux publicitaires, dans les émissions de télé grand public… Super, me diriez-vous ! Et cela le serait, si les corps n’étaient pas encore et toujours contraints d’entrer dans une case préétablie, à savoir celle de la jeunesse et de la minceur. Créer une mini-norme dans la norme. À ce jeu, il est aisé de perdre une partie de son authenticité. Quant à l’aspect politique, le risque est qu’il soit oublié. La mise en lumière, oui, mais pas pour être les pions d’un système qui nous échappe.
144 pages
A-t-on à faire en quelque sorte à du queer washing ou du gender washing ?
Oui, c’est le cas. Surtout quand il y a des intérêts financiers. On pourrait voir cela comme un washing de la politique queer par le courant dominant. Il est toujours crucial de se demander qui produit le contenu et qui en est la cible, l’audience.
Quels autres défis devront surmonter les artistes queers dans le futur ?
Les années 1980-1990 ont été une période très prolifique pour l’art queer. C’était l’époque de la colère qui gronde face aux oppressions et à la répression politique. Cela reste encore tragiquement d’actualité dans de nombreux pays qui appliquent des lois anti-gays et anti-trans. Le travail est loin d’être terminé. La lutte est longue. L’art reste un outil puissant pour contribuer à faire changer les mentalités et forcer le débat. La photographie queer à laquelle nous avons accès aujourd’hui est cependant très occidentalisée. Cela crée un déséquilibre. Ce qu’il nous reste à faire, c’est de trouver un moyen pour permettre aux artistes LGBTQ+ venant d’ailleurs de s’exprimer davantage.