Åsa Johannesson : « Je cherche à diversifier la méthodologie queer dans la photographie »

Åsa Johannesson : « Je cherche à diversifier la méthodologie queer dans la photographie »
© Mark McKnight, Him, Shadow (2020)
© Åsa Johannesson, Turn, 2021, série The Queering of Photography, image de couverture du livre Queer Methodoly for Photography

Maîtresse de conférences à l’université de Brighton, en Angleterre, l’artiste suédoise multidisciplinaire Åsa Johannesson vient de publier Queer Methodology for Photography, un livre qui nous dévoile sa stratégie pour penser, créer et écrire la photographie queer. Un entretien à retrouver dans notre dernier numéro.

Fisheye : Pouvez-vous nous expliquer le choix de la couverture de votre livre, Queer Methodology for Photography, sorti en février 2024 ?

Åsa Johannesson : Il s’agit d’un portrait de mon ami·e An, issu·e de la communauté LGBTQ+. J’ai pris ce polaroid intitulé Turn dans mon jardin durant l’été 2021. Une tête, des épaules, un simple drap en guise de fond. Ensemble, nous avons décidé qu’iel pivoterait son visage et son buste pour voir ce que cela donnerait. Un faux air de statue ? Possible. Mais allons à l’intérieur même du polaroid : les produits chimiques collants, l’émulsion, les quatre coins qui rencontrent la bordure blanche… ce n’est pas dénué de sens. On peut y déceler une forme de “queering” intrinsèque à la matérialité. 

De quoi parle votre ouvrage ?

C’est un livre de recherche, divisé en six chapitres, qui présente de nouvelles façons d’aborder le discours photographique dans une perspective queer, en croisant la pratique et la théorie. Mon livre traite de questions philosophiques plus larges concernant l’identité et la différence ; comment la création de systèmes de pensée limite les possibilités d’existence à une catégorisation binaire. J’examine les travaux de 28 artistes différent·es, j’ouvre la voie à un nouveau concept d’image photographique qui aborde sa matérialité sous une forme poétique et politique. La photographie a la capacité de porter les préoccupations de la communauté queer en ne s’appuyant pas uniquement sur l’identité de la personne qui fait face à l’objectif. En questionnant la représentation et en mettant l’accent sur le formalisme, je cherche à diversifier la méthodologie queer dans la photographie. Toutefois, mon désir n’est pas d’invalider la représentation de l’identité en tant que cadre théorique traditionnel, seulement de critiquer la façon dont celle-ci monopolise sa théorisation et son historisation.

ÅsaJohannesson
Artiste et maîtresse de conférences à l’université de Brighton
« La photographie a la capacité de porter les préoccupations de la communauté queer en ne s’appuyant pas uniquement sur l’identité de la personne qui fait face à l’objectif.  »
© Åsa Johannesson, Skin
© Bill Jacobson, Interim Couple #1164 (1994)

Qu’entendez-vous exactement par « aller au-delà de la représentation » ?

C’est aller au-delà de l’idée selon laquelle une photo serait la copie d’un original, la copie du réel, la copie
d’une personne. Au cours de mes études, à force d’expérimenter, j’ai compris que la photographie n’était pas seulement un instantané ou un document journalistique. Elle peut aussi être un objet artistique avec un message fort porté directement par sa technicité. Je pense aux noirs et blancs analogiques de l’Américain Mark McKnight sur l’homoérotisme. Sa photo intitulée Him, Shadow (2020) encadre étroitement deux corps enchevêtrés. L’un d’eux n’est qu’une ombre. La composition géométrique et le contraste élevé forment un motif abstrait ; une énigme qui doit être résolue pour parvenir à un décodage représentationnel. La rencontre sexuelle entre deux hommes se devine. McKnight et son génie technique démontrent comment l’esthétique monochrome formalise l’image photographique, mais aussi comment elle génère tout un univers. Ainsi, le formalisme devient un langage queer à part entière.

Pensez-vous que la photographie queer doive exclusivement être produite par sa communauté ?

Oui, d’après moi, elle doit être produite au sein même de la communauté et traiter des sujets qui la concernent. Évidemment, tu peux être cis et hétéro et réaliser une série pertinente sur les personnes LGBTQ+, mais il m’a toujours semblé logique que les voix les plus fortes venaient avant tout d’une expérience vécue. Il n’y a qu’à voir l’incroyable travail du·de la Sud-Africain·e Zanele Muholi. Ou bien celui de Tee A. Corinne, pionnière américaine de l’art lesbien. Je trouve aussi les expérimentations du Français SMITH très inspirantes. Tout autant que les scènes comiques de la Chinoise Zhou Ning, qui mélange subtilement textes et photos, à l’instar de l’Américain Duane Michals, ou de l’artiste espagnole Coco Capitán. Tous·tes queers.

© Åsa Johannesson, Skin

Au chapitre 5 de votre livre, vous faites un parallèle entre la photo queer et la théorie quantique, selon laquelle le temps n’est pas linéaire mais fractionné. Quel rapport y voyez-vous ?

Théorisée comme une capture du temps passé – nommée “ça a été” par Roland Barthes dans La Chambre claire –, la photographie est techniquement construite à travers le temps encapsulé par l’obturateur de l’appareil photo. Il y a le temps vécu d’un côté, le temps d’exposition de l’autre ; l’espace autour de nous et l’espace d’ouverture. Si l’on considère que le chemin hétéronormatif s’accompagne d’une certaine linéarité spatiotemporelle, la photographie queer jouit de son côté d’une temporalité qui lui est propre. Elle brise les normes rien que dans la façon de prendre une photographie. Par exemple, dans la série Interim du photographe américain Bill Jacobson, le temps passé est aussi un temps perdu ; un moment qui révèle l’amour et le chagrin, l’esprit qui perd des bribes d’informations. Sa photo intitulée Interim Couple #1164 (1994) montre deux silhouettes s’enlaçant. L’un des personnages semble réconforter sa·son amant·e dont le menton repose sur son épaule. Ce portrait fantomatique et minimaliste oscille entre figuration et abstraction. Couverts d’une brume grise, les sujets représentés restent des figures anonymes. La défocalisation de l’espace, obtenue grâce à une mise au point douce de l’objectif, n’est pas un geste de limitation technique mais est appliquée de manière cohérente. Il s’agit d’une exactitude maîtrisée du flou, plutôt que d’une netteté ratée. Avec ce travail, Jacobson fait clairement écho à l’incertitude et à la vulnérabilité de la vie à l’ère du sida. Autre exemple, le “print sandwich” créé par l’Américain Mark Morrisroe. Sa technique consiste à superposer un négatif couleur à sa copie en noir et blanc. Une nouvelle image voit le jour, et par ce biais, un espace-temps inédit. 

© Åsa Johannesson, Skin

L’évolution technologique peut-elle contribuer à l’expansion de la photographie queer, sachant que des stéréotypes de genre sont véhiculés à travers les images générées par l’IA ?

En effet, l’intelligence artificielle a tendance à représenter l’individu queer comme une personne forcément androgyne qui participe à la Pride en portant un rainbow flag aux couleurs erronées. Le cliché à son apogée. Mais il ne faut pas oublier que l’IA produit une image à partir d’un texte. Les mots choisis en description ont donc leur importance. Avec le temps, les images produites par l’IA – si elles sont justes et subtiles – pourraient venir remplacer les photos stéréotypées issues des banques d’images. Je ne sais pas si ces nouvelles pratiques vont améliorer la photographie queer, mais elles vont probablement la diversifier. Toutefois, je comprends la panique de certain·es qui se demandent si les images produites par l’IA peuvent être considérées comme des photos, si elles ne créent pas plus de torts. Mais l’IA est déjà là, le seul choix que nous avons est de vivre avec et de nous en servir à bon escient.

Mode, publicité, médias, cinéma… Sentez-vous la communauté queer plus visible ?

J’ai remarqué une bascule dès 2014. Soudainement, on s’est mis à voir dans les médias des personnes queers – majoritairement trans. Dans les agences de mannequins, sur les panneaux publicitaires, dans les émissions de télé grand public… Super, me diriez-vous ! Et cela le serait, si les corps n’étaient pas encore et toujours contraints d’entrer dans une case préétablie, à savoir celle de la jeunesse et de la minceur. Créer une mini-norme dans la norme. À ce jeu, il est aisé de perdre une partie de son authenticité. Quant à l’aspect politique, le risque est qu’il soit oublié. La mise en lumière, oui, mais pas pour être les pions d’un système qui nous échappe. 

A-t-on à faire en quelque sorte à du queer washing ou du gender washing ?

Oui, c’est le cas. Surtout quand il y a des intérêts financiers. On pourrait voir cela comme un washing de la politique queer par le courant dominant. Il est toujours crucial de se demander qui produit le contenu et qui en est la cible, l’audience.

Quels autres défis devront surmonter les artistes queers dans le futur ?

Les années 1980-1990 ont été une période très prolifique pour l’art queer. C’était l’époque de la colère qui gronde face aux oppressions et à la répression politique. Cela reste encore tragiquement d’actualité dans de nombreux pays qui appliquent des lois anti-gays et anti-trans. Le travail est loin d’être terminé. La lutte est longue. L’art reste un outil puissant pour contribuer à faire changer les mentalités et forcer le débat. La photographie queer à laquelle nous avons accès aujourd’hui est cependant très occidentalisée. Cela crée un déséquilibre. Ce qu’il nous reste à faire, c’est de trouver un moyen pour permettre aux artistes LGBTQ+ venant d’ailleurs de s’exprimer davantage.

À lire aussi
Fisheye #65 : engageons-nous avec Fierté
© Michael Oliver Love
Fisheye #65 : engageons-nous avec Fierté
Le dernier numéro de Fisheye, Fiertés, arrive très prochainement dans les kiosques et sur le store. Porté par la pride, le magazine…
06 mai 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Ces séries de photographies qui célèbrent les corps queers
© Léa Colombo
Ces séries de photographies qui célèbrent les corps queers
En ce mois des fiertés, Fisheye fait la part belle à la communauté LGBTQIA+. À cet effet, nous avons sélectionné une série de…
01 juin 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
Kiana Hayeri et Mélissa Cornet remportent la 14e édition du Prix Carmignac
Kaboul, Kaboul, Afghanistan, 29 février 2024. Des journalistes féminines travaillent dans le bureau d'un média axé sur les femmes. Depuis l'arrivée au pouvoir des talibans en août 2021, le paysage médiatique afghan a été décimé. Selon Reporters sans frontières, dans les trois mois qui ont suivi la prise de pouvoir des talibans, 43 % des médias afghans ont disparu. Depuis, plus des deux tiers des 12 000 journalistes présents dans le pays en 2021 ont quitté la profession. Pour les femmes journalistes, la situation est bien pire : obligées de se couvrir le visage, de voyager avec un chaperon, interdites d'interviewer des officiels, soumises au harcèlement et aux menaces, plus de 80 % d'entre elles ont cessé de travailler entre août 2021 et août 2023, selon Amnesty International. Sans reporters féminines, il devient de plus en plus difficile de rendre compte de la situation des femmes afghanes dans une société où les hommes sont rarement autorisés à les interviewer. Les sujets concernant les droits des femmes sont particulièrement sensibles, et la pression exercée sur les médias et les journalistes a fait de l'autocensure la nouvelle norme pour les reportages. © Kiana Hayeri pour Fondation Carmignac
Kiana Hayeri et Mélissa Cornet remportent la 14e édition du Prix Carmignac
Le jury du Prix Carmignac a récompensé Kiana Hayeri et Mélissa Cornet pour Afghanistan: No Woman’s Land. Cette édition 2024 est consacrée...
05 septembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Et Wataru Igarashi entra dans la transe
© Wataru Igarashi
Et Wataru Igarashi entra dans la transe
Série au long cours, Spiral Code a pris, l'année dernière, la forme d’un publié chez The Photobook Review et shortlisté pour le Arles...
05 septembre 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Photographie et imaginaire, la quatrième dimension
© Elsa & Johanna
Photographie et imaginaire, la quatrième dimension
« L’imagination est plus importante que la connaissance », affirmait Albert Einstein en 1929 lors d’une interview au Philadelphia...
05 septembre 2024   •  
Écrit par Anaïs Viand
L'Italie dans l'œil des photographes de Fisheye
© Alessandro De Marinis
L’Italie dans l’œil des photographes de Fisheye
Les auteurices publié·es sur Fisheye célèbrent l’Italie, de ses paysages naturels sauvages et volcaniques à ses villes antiques.
04 septembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Nos derniers articles
Voir tous les articles
J’aime la vie : l’ode à la légèreté de Tropical Stoemp
© Patrick Lambin
J’aime la vie : l’ode à la légèreté de Tropical Stoemp
Le 6 septembre est sorti le nouveau numéro de la revue photo collaborative Tropical Stoemp, créée par les éditions Le Mulet. Un opus...
07 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Les souvenirs occasionnels de Tatjana Danneberg 
© Tatjana Danneberg
Les souvenirs occasionnels de Tatjana Danneberg 
Pour la première fois en France, la Maison européenne de la photographie accueille Something Happened, une exposition de l'artiste...
06 septembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Nika Sandler : amitié et boules de poils
© Nika Sandler. My Nonhuman Friends.
Nika Sandler : amitié et boules de poils
Dans son livre auto-édité My Nonhuman Friends, Nika Sandler et ses chats se partagent la narration d’une histoire d’amitié. Leur dialogue...
06 septembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Tanguy Troude : transformer nos fragilités en force
© Tanguy Troude
Tanguy Troude : transformer nos fragilités en force
Installé à Paris, Tanguy Troude fait de Consolations une série personnelle illustrant notre besoin, humain et inconscient, de réconfort....
06 septembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas