À l’origine de Close Enough, il y a la phrase prononcée par Robert Capa, « If your pictures aren’t good enough, you aren’t close enough » (« Si tes images ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’es pas assez près de ton sujet »). Douze femmes photographes de Magnum, qui portent l’héritage de son membre fondateur, réactualisent cette parole à l’ère contemporaine, et mettent à l’épreuve leur propre pratique : qu’est-ce qu’être « au plus près » de son sujet ? Présentée une première fois l’année dernière à New York, l’exposition curatée par Charlotte Cotton se visite désormais au Hangar de Bruxelles, jusqu’au 16 décembre prochain.
Myriam Boulos, Susan Meiselas, Nina Heitmann, Lua Ribeira… Douze femmes photographes parmi les plus reconnues de la profession, nommées ou actionnaires de l’agence Magnum, se sont réunies autour d’une exposition commune de certains de leurs projets majeurs, Close Enough – titre qu’elles ont elles-mêmes choisi en concertation. Des travaux s’étirant souvent sur plusieurs années, et parfois même encore en cours. L’espace généreux et accueillant du Hangar offre aux visiteurices le privilège de découvrir l’un des fameux cercles de Georges Rousse – qui font d’ailleurs l’objet d’une étage entier d’installations au rez-de-chaussée du bâtiment – , comme un globe terrestre rappelant autant la diversité des points de vue que l’universalité des sujets abordés, et qui contribue à illuminer les salles d’exposition.
D’après Andréa Holzherr, directrice globale des expositions de Magnum, « Souvent, les gens pensent que nous sommes seulement une archive historique travaillant sur des crises sociales. Or, Magnum change en permanence depuis sa naissance, il y a plus de 75 ans. Ce qui était au départ un boys band est devenu au fil du temps une agence plus inclusive, et cette exposition est à l’image de cette évolution. » Car Close Enough rassemble des travaux artistiques et de l’ordre journalistique, mêlant plus ou moins les deux registres selon les cas. Une constante ? Tous témoignent d’une quête profonde de saisir, « au plus près », littéralement, la condition humaine. Quitte à prendre des risques majeurs. La photographe germano-russe Nanna Heitmann, en est l’exemple le plus frappant : « C’est la seule photographe capable d’aller dans le Donbass (en Ukraine, NDLR) actuellement et de photographier l’autre côté de la guerre », explique Andréa Holzherr. Avec War is Peace, elle parvient à mettre en lumière la différence entre la réalité de la guerre en Ukraine, et les perceptions biaisées de celle-ci, telles qu’elles sont cultivées en Russie.
Prise de risque, donc, mais aussi audace et malice dans les démarches. Nanna Heitmann présente également un projet lors duquel elle a photographié les client·es de prostituées, et les a rémunéré·es au même prix qu’iels ont payé pour consommer. Dans City of Brotherly Love, Hannah Price envisage la photographie comme manière de renverser une situation banale dont peuvent être victimes les femmes dans leur quotidien, en braquant ici l’objectif sur les hommes qui la sifflent dans la rue à New York. Se dévoilent, ainsi, les regards des regardeurs·ses, désormais regardés. Dans ce renversement, la phrase de Robert Capa – choisie par l’ensemble des douze artistes présentées – se lit alors avec une ironie toute nouvelle.
La photographie à la loupe
L’enjeu véritable de la photographie n’est pas seulement d’offrir des représentations qui soient « au plus près » de la réalité, exprime l’immense Susan Meiselas – à laquelle nous avions dédié un numéro hors-série. « La difficulté est de créer un projet qui nous engage et nous questionne sur ce que nous pourrions faire de plus », écrit-elle pour présenter son travail A Room of Their Own, une œuvre réalisée à partir de ses séjours dans un refuge pour femmes. Ce vrai défi, partagé par nombre de ces photographes, se retrouve notablement dans un travail d’un tout autre genre, celui de Myriam Boulos. Cette dernière partage des extraits de Works on Lebanon, un projet réalisé sur plus de dix années, qui se donne à voir lui aussi comme un engagement radical du corps de l’artiste dans son œuvre. Les photographies de femmes et d’hommes nu·es dans les rues de la capitale libanaise apparaissant comme « une manière de documenter les répercussions [de l’explosion du Port de Beyrouth en 2020] d’un point de vue local plutôt que de laisser des photographes occidentaux raconter et contrôler notre histoire », explique-t-elle dans le cartel de l’exposition. Ces images permettent à l’artiste, de surcroît, de revendiquer autant son propre corps que la ville toute entière, le tout dans des couleurs vives et un esthétisme impressionnant.
Myriam Boulos n’est pas la seule dans Close Enough à porter ainsi la voix d’une collectivité. L’une des artistes les plus marquantes de la nouvelle génération de photographes de Magnum, l’Espagnole Lua Ribeira, s’est intéressée quant à elle aux sous-cultures autour des musiques trap et drill. Agony in the Garden, résultat d’une collaboration de la photographe avec des talents émergents, révèle avec brio à la fois comment le capitalisme influence ces cultures, et comment le lyrisme musical ou l’esthétique vestimentaire peuvent contribuer à l’expression de soi, face à un ensemble de circonstances écrasantes – un marché du travail précaire, et des crises migratoires, financières et environnementales particulièrement violentes. De ce travail se dégage une puissante euphorie, porteuse d’un véritable élan, autant pour son sujet que pour son public, à l’instar de chacune des pièces qui composent Close Enough.