Très populaire chez les tatoueurs la plateforme Instagram ne cesse de censurer leurs comptes et de supprimer leurs publications. La raison ? Une nudité jugée pornographique par l’algorithme du réseau. Des actions interrogeant les artistes : comment séparer l’œuvre de son support – le corps humain ?
Discipline artistique à part entière, le tatouage ne cesse d’attirer de nouveaux amateurs. Avec l’avènement des réseaux sociaux, les tattoo artists et salons acquièrent une réputation à l’international, et des passionnés voyagent aux quatre coins du monde pour passer sous les aiguilles des créateurs de Bang Bang Tattoo (2,4 millions de followers), de Sasha Unisex (761 000) ou encore de Nadi tattooer (152 000). Devenu leur portfolio à part entière, Instagram s’est imposé comme le réseau de prédilection d’auteurs cherchant à dévoiler leur style à une communauté avide de nouveauté. « La période contemporaine du tatouage est marquée au fer rouge par Internet, confirme Anne Richard, fondatrice de Hey ! Modern Art et Pop Culture, revue et galerie d’art, et commissaire d’exposition – notamment de Tatoueurs Tatoués, présentée au Musée du Quai Branly en 2014-2015. On a par ailleurs observé une accélération de l’évolution du tatouage à partir du 19e siècle, l’industrialisation forçant la visibilité. Aujourd’hui, les conventions de tatouage ne sont plus seulement fréquentées par des publics radicaux, mais aussi par des amateurs. »
Une censure systématique
Pourtant, si les réseaux sociaux font aujourd’hui partie intégrante du quotidien des tatoueurs, la censure bien connue d’Instagram freine leur popularité. « Il m’arrive souvent de tatouer des zones assez intimes, comme les côtes, le sternum, la poitrine, l’underboob… Pour le respect de mes clientes et celui des règles sur la nudité des réseaux, ces zones sont systématiquement cachées ou floutées pour ne pas choquer et exposer le corps féminin, encore si tabou aujourd’hui. Malgré toutes ces précautions, de nombreux collègues et moi-même avons eu la surprise de nous faire supprimer ces photos. S’en sont suivis avertissements et signalements pour nudité et pornographie, ou pour non-respect des règles de la communauté. Nous risquions donc de perdre nos comptes professionnels si nous n’effacions pas ces publications… », témoigne Marine, alias Louisiana Tattoo, une jeune tatoueuse de 23 ans, spécialisée dans les styles floral et ornemental. Pire, l’algorithme d’Instagram est accusé de grossophobie. « Si nous publions une image d’une cliente avec des formes, il considère que la photo comporte trop de peau, elle est tout de suite signalée, puis supprimée », précise l’artiste.
Comment alors, partager ses créations ? L’art n’est-il pas exempt de la censure systématique ? De quelle manière un tatoueur peut-il partager ses œuvres, alors qu’il utilise comme toile le corps humain ? Pour Zoé Forget, photographe, docteure en Esthétique et chargée de cours à Paris VIII, le tatouage n’a jamais eu pour volonté de sexualiser le corps humain. « Les portfolios existaient avant la création d’Internet, rappelle-t-elle. La “pause tatouage” caractéristique avec les mains de la personne placées sur les parties intimes pour les cacher date d’avant Instagram. Elle est même devenue une sorte d’archétype, une tradition associée au médium. »
L’art ne prime plus sur son support
« Internet a ses bons comme ses mauvais côtés,
poursuit Zoé Forget. Certains grands maîtres tatoueurs ont d’ailleurs arrêté de publier leurs travaux en ligne, bien qu’ils continuent de perfectionner leur style. » Alors que l’ampleur du monde digital pèse de plus en plus sur notre société, les artistes – plus particulièrement émergents – perçoivent la censure comme une injustice. Et pour cause, certains comptes se font shadowban : ils ne sont visibles que par leurs followers. Une manière de dissuader les utilisateurs de publier du contenu répréhensible. Mais la question demeure : le corps nu est-il toujours synonyme de sexualité ? Ne peut-il pas être perçu comme le simple support d’un dessin encré ? « À une époque où les femmes se battent pour ne plus être sexualisées, cela nous pose, à nous tatoueur.euses un gros souci d’éthique », affirme Marine, qui reçoit de plus en plus de clientes, choisissant de tatouer ces zones « dans une forme de réappropriation de leur corps, dans une ère féministe et girl power où le self love prime », ajoute-t-elle. Si, selon Zoé Forget, « les femmes n’ont pas attendu l’ère #MeToo pour se faire encrer ce qu’elles veulent où elles veulent », le tatouage demeure touché, comme d’autres formes d’expression artistiques, par le combat infini contre la nudité. « Le tatouage s’intéresse depuis longtemps au corps ! Certains artistes se spécialisent même dans le recouvrement de cicatrices, notamment l’ablation des seins », précise la photographe.
Finalement, en effaçant ces clichés de sa banque d’images, Instagram impose aux artistes et aux client.e.s une vision érotisée de leur corps. Une affirmation allant à l’encontre de la volonté première des intéressé.e.s : peu importe sa représentation, la peau nue est toujours liée au désir, et doit être cachée. Mais si l’art ne prime plus sur son support, comment peut-il être partagé ? Comment peut-il toucher des passionnés, comme le grand public ? Si les interrogations, et l’incompréhension demeure, Zoé Forget, elle, se veut rassurante : « la femme s’attaque à cette vision patriarcale en déconstruisant le male gaze, en s’inspirant de l’histoire, des arts, de l’iconographie. C’est ainsi qu’elle se libère et se réapproprie son corps. Le tatouage est un outil parmi d’autres pour y parvenir ».
© Louisiana Tattoo