Les commencements de Claudia Andujar : le regard comme lien

23 juillet 2025   •  
Écrit par Milena III
Les commencements de Claudia Andujar : le regard comme lien
© Claudia Andujar. De la série A Sõnia, São Paulo, SP, vers 1971. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles
image prise du sol dans une rue au milieu de la foule
© Claudia Andujar. De la série Rua Direita, São Paulo, SP, vers 1970. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles

Présentée à la Maison des Peintres dans le cadre des Rencontres d’Arles jusqu’au 5 octobre 2025, À la place des autres revient sur les débuts peu connus de Claudia Andujar. Avant de devenir l’icône que l’on connaît, engagée dans la défense des droits des Yanomami, elle compose, dès les années 1960, un corpus déjà riche, qui témoigne à la fois de ses observations sociales, d’une recherche formelle affirmée mais aussi d’une quête personnelle à travers l’autre.

Née en 1931 en Suisse dans une famille juive et protestante, Claudia Andujar a grandi en Transylvanie. Elle survit à la Shoah, mais perd une grande partie de sa famille dans les camps de concentration. « Je pense que, du fait de son histoire, elle est particulièrement sensible à la violence sociale subie par les personnes vulnérables, desquelles elle cherche à se rapprocher afin de créer des liens d’affection, et apprendre d’elles », souligne Thyago Nogueira, commissaire d’exposition. Ce n’est donc évidemment pas un hasard si Claudia Andujar, arrivée au Brésil pour rejoindre sa mère après quelques années passées aux États-Unis, s’est tournée à l’âge adulte vers un photojournalisme profondément investi, qui donne à voir des vies piétinées et des personnes – des migrant·es, des homosexuel·les, des familles rurales, des toxicomanes… – que tout pousse vers les marges de la société. « Pour moi, il est très clair qu’elle travaillait dès cette époque à devenir une photographe humaniste, qui tente de dénoncer et d’exposer l’horreur et la marginalisation », ajoute-t-il. Ce lien se construit à travers une attention profonde. « On peut voir le niveau d’intimité qu’elle atteint avec les gens : elle les photographie de très près, toujours à hauteur de regard, raconte-t-il. Elle ne cherche pas à universaliser leurs souffrances, ni à parler à leur place. Il y a une véritable volonté de montrer leur beauté… » Nul besoin de grands discours : ses images poignantes, réalisées pour le magazine révolutionnaire Realidade, dans un train, autour de migrant·es renvoyé·es chez elleux après avoir tenté leur chance à São Paulo, ou encore celles du quotidien d’hommes gays et de personnes trans à São Paulo et Rio de Janeiro – dont les visages restent invisibles en raison des préjugés persistants à leur égard – parlent d’elles-mêmes.

image des gratte-ciels d'une grande ville avec un filtre bleuté
© Claudia Andujar. Metrópole, São Paulo, SP, vers 1974. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles
image en noir et blanc de deux hommes torse nus face à l'objectif, l'un d'eux pose sa main sur l'épaule de l'autre
© Claudia Andujar. Essai photographique sur les homosexuels pour le magazine Realidade, São Paulo, 1967. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles

Redécouverte d’une œuvre libre et sensible

Longtemps mis de côté, y compris par l’artiste elle-même, ces travaux, tirés de ses archives à São Paulo, ont été redécouverts par Thyago Nogueira, qui les a explorés pendant plus de deux ans. « C’était un matériau qu’elle n’avait pas regardé depuis plus de quinze ans, explique-t-il. La plupart de ces images n’avaient jamais été montrées. Il a fallu lui faire voir à quel point elles étaient importantes, car on y perçoit déjà l’œil révolutionnaire qu’elle allait développer plus tard. » Et en effet, on y découvre une œuvre non seulement marquée par une conscience sociale, mais aussi par une vraie audace formelle. Venue de la peinture, Claudia Andujar s’intéresse très tôt aux possibilités plastiques offertes par le 8e art – superpositions, expositions multiples… Elle cherche à représenter ce qui échappe au regard, notamment les rêves, la perception, l’intériorité. « Elle comprend très vite que la photographie n’est pas une fenêtre transparente sur la réalité. Elle pratique différents langages pour parvenir à une représentation plus complexe et sensible du monde et de ce qu’elle ressent », poursuit Thyago Nogueira.

À la fin des années 1960, elle élabore une approche originale, souvent expérimentale, pour Realidade. Afin d’illustrer les recherches scientifiques sur les rêves, elle photographie une poupée, son chat et d’autres objets en combinant des diapositives et des filtres colorés ; ailleurs, elle documente la livraison de drogue et l’expérience des usagers à travers un format éditorial étonnant, proche de l’hallucination. Au cours des années suivantes, elle approfondit ces expérimentations dans ses travaux personnels, notamment lorsqu’elle explore sa fascination pour le corps féminin à partir de diapositives issues d’un shooting avec Sônia, une jeune mannequin dont aucun·e photographe, alors, ne veut. Elle y applique des filtres colorés qui transforment ces images en apparitions troublantes, où la beauté du corps se révèle autant qu’elle se charge de mystère. Elle confiera : « Les femmes sont bleues et les hommes sont gris » – manière également de signifier que la conscience du corps, plus présente chez les femmes, le colore autrement. Elle dira encore : « Je ne saurais jamais expliquer pourquoi Sônia […] était parfaite pour mon propos. Ni pourquoi [son] corps bleu est devenu la révélation des images d’un rêve » (Revista de Fotografia, juin 1971).

une forêt dans la nuit étoilée
© Claudia Andujar. De la série Natureza, vers 1970-1972.
Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles

L’engagement d’une vie

Peu de temps avant sa rencontre décisive avec le peuple Yanomami, Claudia Andujar saisissait déjà, au début des années 1970, la puissance spirituelle de la forêt amazonienne. Celle-ci est alors en train d’être massivement livrée à l’exploitation, au détriment des populations autochtones et de leur environnement. Elle conserve de ce premier contact des images spectaculaires, suspendues dans la salle, comme celle de la cascade de Santo Antônio do Jari, transformée à l’aide de filtres et de films infrarouges en une vision d’épiphanie en même temps que de désastre écologique. Peu après, elle mettra un terme à tous ses projets pour se consacrer pleinement à la lutte aux côtés des Yanomami, menacés par un capitalisme destructeur. Si cette partie de son œuvre est désormais bien connue, À la place des autres rappelle que sa radicalité s’est construite progressivement, à travers des expériences et de nombreuses rencontres. « Ces images nous montrent la transformation d’une artiste, raconte Thyago Nogueira. Ce n’est pas une illumination soudaine. Bien au contraire, elle se construit, c’est un long processus d’apprentissage. » Le titre de l’exposition souligne cette attention permanente à l’altérité et sa manière d’habiter le monde sans jamais chercher à le dominer – une posture qu’elle continue de défendre, à 94 ans.

À lire aussi
Claudia Andujar continue le combat
Claudia Andujar continue le combat
La photographe d’origine suisse a consacré sa vie à défendre la cause des Indiens Yanomami, en Amazonie brésilienne. Son œuvre est…
30 janvier 2020   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Le Brésil au grand angle
De la série Rua Direita, São Paulo, SP, vers 1970. © Claudia Andujar. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Instituto Moreira Salles.
Le Brésil au grand angle
Climat et transition écologique, diversité des sociétés, démocratie et mondialisation équitable… tels sont les trois thèmes de la saison…
10 juillet 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
Les images de la semaine du 22 décembre 2025 : neige, enfance et cinéma
Emcimbini de la série Popihuise, 2024 © Vuyo Makheba, Courtesy AFRONOVA GALLERY
Les images de la semaine du 22 décembre 2025 : neige, enfance et cinéma
C’est l’heure du récap ! Au programme cette semaine : l’éclat ivoire des premiers flocons pour le solstice d’hiver, un retour sur la...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Trophées Photos Jeunes D’Avenirs : quand les jeunes s’emparent de l’image 
Les avenirs vacants, Grand Prix du Jury © Victor Arsic
Trophées Photos Jeunes D’Avenirs : quand les jeunes s’emparent de l’image 
Le Groupe AEF info a annoncé les lauréat·es de la première édition de son concours Trophées Photos Jeunes D’Avenirs. Six jeunes artistes...
23 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 22 décembre 2025 : neige, enfance et cinéma
Emcimbini de la série Popihuise, 2024 © Vuyo Makheba, Courtesy AFRONOVA GALLERY
Les images de la semaine du 22 décembre 2025 : neige, enfance et cinéma
C’est l’heure du récap ! Au programme cette semaine : l’éclat ivoire des premiers flocons pour le solstice d’hiver, un retour sur la...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
10 séries autour de la fête pour célébrer la nouvelle année
© Eimear Lynch
10 séries autour de la fête pour célébrer la nouvelle année
Ça y est, 2025 touche à sa fin. Dans quelques jours, un certain nombre d’entre nous célèbreront la nouvelle année avec éclat. À...
27 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Dans l’œil de Marilia Destot : mémoire entre ciel et mer
© Marilia Destot / Planches Contact Festival
Dans l’œil de Marilia Destot : mémoire entre ciel et mer
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Marilia Destot. Jusqu’au 4 janvier 2026, l’artiste expose ses Memoryscapes à Planches...
26 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Vuyo Mabheka : de brouillon et de rêve
Indlela de la série Popihuise, 2021 © Vuyo Makheba, Courtesy AFRONOVA GALLERY
Vuyo Mabheka : de brouillon et de rêve
Par le dessin et le collage, l'artiste sud-africain Vuyo Mabheka compose sa propre archive familiale qui transcrit une enfance solitaire...
25 décembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine