Avec Corolles radicantes, un projet expérimental alliant explorations chimiques et portraits, Sarah Seené met en lumière les corps féminins amputés et questionne notre rapport au handicap.
C’est à travers les yeux de ses parents que Sarah Seené découvre la délicatesse de la photographie. À travers les clichés familiaux de son père, et les expérimentations dans la chambre noire de sa mère. Elle grandit immergée dans un océan d’images qui lui transmet « le goût de la magie que constitue la photographie argentique ». En parallèle d’un baccalauréat littéraire option cinéma audiovisuel et d’une maîtrise en recherches cinématographiques, l’artiste poursuit sa quête des belles images en autodidacte, croisant documentaire, portrait et explorations visuelles pour trouver – et transcender – le sensible. « L’humain est toujours au cœur de mes projets. Ma démarche est liée à qui je suis. Elle est directement connectée à mes réflexions personnelles, notamment celles qui concernent le féminisme intersectionnel et l’antivalidisme », explique-t-elle.
Aujourd’hui installée à Montréal, l’artiste venue de Belfort s’emploie à développer son « regard social » en se consacrant à la représentation des corps marginalisés. Entre février et avril 2023, elle participe à une résidence de recherche et création organisée par le Laboratoire d’Innovation Ouverte et le Groupe de Recherche en Environnement et Biotechnologie au Québec. Un événement donnant carte blanche à quatre artistes autour de la notion de « sociochimie ». Ainsi naît Corolles radicantes, le portrait singulier de quatre femmes « qui vivent l’expérience d’un membre amputé ». Un projet à l’esthétisme envoûtant posant un regard poétique sur ce handicap.
S’armer d’autres racines
« J’ai fait le choix de réaliser les photographies du projet sur film 35mm couleur développé à la main. J’ai également pris le parti de questionner la transformation de l’accident en plongeant mes pellicules photographiques dans des film soups – des produits liquides du quotidien visant à altérer l’émulsion filmique, et générant des couleurs et des textures aléatoires. S’est alors opérée une forme de collaboration artistique avec le hasard, l’absence de contrôle et le risque », raconte Sarah Seené. Nuances pastel, corps nus, étranges végétations, silhouettes abstraites… En s’émancipant du réel, les images de la photographe explorent des univers inconnus, des territoires mystérieux, où la gravité semble s’être absentée, où l’aquatique s’invite dans le terrestre. Une atmosphère onirique, contrastant avec la violente réalité. « Je souhaite nommer ces quatre personnes : Mélanie, Noémie, Caroline et Emylou, qui ont subi divers accidents : de la route, domestique, ou organique », ajoute-t-elle.
Refusant d’utiliser les termes « sujets » ou « modèles », la photographe perçoit Corolles radicantes comme une véritable collaboration. À l’instar de Mathieu Farcy, qui s’est intéressé aux personnes ayant subi une chirurgie de la face, l’artiste entend ici révéler la grâce de ces femmes, comme des fleurs en pleine éclosion. Une métaphore qu’elle file jusque dans le titre de la série : « une corolle est un ensemble de pétales qui compose une seule et même fleur. Le terme “radicante”, quant à lui, vient du lexique de la botanique, et définit les tiges des plantes qui émettent des racines annexes. C’est également ce que je vois chez ces femmes qui ont vu leurs vies changer radicalement après l’amputation : elles se sont armées d’autres racines », déclare-t-elle. Et, à travers les expérimentations chimiques, dans la beauté de l’altération, elle érige des plantes insolites, aux contours humains. Des beautés inhabituelles qui refusent de dissimuler les blessures, et dont les cicatrices marquent – tout comme les bourgeons qu’elles évoquent – un renouveau libérateur.
Tordre la notion de beauté
Et si le sujet peut souvent paraître « difficile à aborder », Sarah Seené s’en défend. « Ce n’est pas vraiment cela. Je veux mettre en lumière les corps que la société s’affaire à mettre sous le tapis. Qu’elle montre de manières pathétique et misérabiliste. Les handicaps font partie des angles morts du regard social », déclare-t-elle. Un tabou d’autant plus brutal à l’égard des femmes. Car lorsqu’elles arborent une blessure, celles qui portent le poids du male gaze patriarcal deviennent invisibilisées ou fétichisées. « Mon déclic s’est confirmé suite à une discussion avec un scientifique au sein de la résidence. Je lui ai raconté ma réjouissante première séance de prises de vue avec Mélanie, que j’ai photographiée nue. Il a semblé profondément mal à l’aise, sans même avoir vu le résultat. Pour lui, “amputation” et “nudité féminine” étaient inconcevables à allier », confie l’artiste. Révoltée, elle fait de Corolles radicantes un territoire sans limites ni jugement, où les personnes demeurent libres de choisir leur propre représentation, leur propre identité.
Loin des carcans de la sexualisation à outrance ou de la mise à l’écart hypocrite du monde, Sarah Seené propose une immersion dans un univers féminin multiple. Là où la parole se libère et le dialogue s’enrichit. Car lorsqu’on donne la parole, la voix se fait plus forte, plus assurée. En jouant avec l’esthétisme, l’autrice parvient à altérer notre regard, à tordre la notion trop rigide de « beauté ». « “Amputation” et “femme” sont deux mots difficiles à associer – ou alors on pense à une ablation du sein plutôt qu’à celle d’un membre. Les femmes sont davantage laissées de côté que les hommes, comme dans toutes les sphères », assène-t-elle. En leur redonnant la place qu’elles méritent, Sarah Seené confronte nos propres a priori et nous invitent à considérer avant tout chaque être comme l’ensemble de ses nuances et non comme un simple corps – entier ou fragmenté.