Corolles radicantes : Sarah Seené pose un regard sensible sur l’amputation

23 juin 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Corolles radicantes : Sarah Seené pose un regard sensible sur l’amputation
© Sarah Seené

Avec Corolles radicantes, un projet expérimental alliant explorations chimiques et portraits, Sarah Seené met en lumière les corps féminins amputés et questionne notre rapport au handicap.  

C’est à travers les yeux de ses parents que Sarah Seené découvre la délicatesse de la photographie. À travers les clichés familiaux de son père, et les expérimentations dans la chambre noire de sa mère. Elle grandit immergée dans un océan d’images qui lui transmet « le goût de la magie que constitue la photographie argentique ». En parallèle d’un baccalauréat littéraire option cinéma audiovisuel et d’une maîtrise en recherches cinématographiques, l’artiste poursuit sa quête des belles images en autodidacte, croisant documentaire, portrait et explorations visuelles pour trouver – et transcender – le sensible. « L’humain est toujours au cœur de mes projets. Ma démarche est liée à qui je suis. Elle est directement connectée à mes réflexions personnelles, notamment celles qui concernent le féminisme intersectionnel et l’antivalidisme », explique-t-elle.

Aujourd’hui installée à Montréal, l’artiste venue de Belfort s’emploie à développer son « regard social » en se consacrant à la représentation des corps marginalisés. Entre février et avril 2023, elle participe à une résidence de recherche et création organisée par le Laboratoire d’Innovation Ouverte et le Groupe de Recherche en Environnement et Biotechnologie au Québec. Un événement donnant carte blanche à quatre artistes autour de la notion de « sociochimie ». Ainsi naît Corolles radicantes, le portrait singulier de quatre femmes « qui vivent l’expérience d’un membre amputé ». Un projet à l’esthétisme envoûtant posant un regard poétique sur ce handicap.

Corolle radicantes © Sarah Seené
Corolle radicantes © Sarah Seené

S’armer d’autres racines

« J’ai fait le choix de réaliser les photographies du projet sur film 35mm couleur développé à la main. J’ai également pris le parti de questionner la transformation de l’accident en plongeant mes pellicules photographiques dans des film soups – des produits liquides du quotidien visant à altérer l’émulsion filmique, et générant des couleurs et des textures aléatoires. S’est alors opérée une forme de collaboration artistique avec le hasard, l’absence de contrôle et le risque », raconte Sarah Seené. Nuances pastel, corps nus, étranges végétations, silhouettes abstraites… En s’émancipant du réel, les images de la photographe explorent des univers inconnus, des territoires mystérieux, où la gravité semble s’être absentée, où l’aquatique s’invite dans le terrestre. Une atmosphère onirique, contrastant avec la violente réalité. « Je souhaite nommer ces quatre personnes : Mélanie, Noémie, Caroline et Emylou, qui ont subi divers accidents : de la route, domestique, ou organique », ajoute-t-elle.

Refusant d’utiliser les termes « sujets » ou « modèles », la photographe perçoit Corolles radicantes comme une véritable collaboration. À l’instar de Mathieu Farcy, qui s’est intéressé aux personnes ayant subi une chirurgie de la face, l’artiste entend ici révéler la grâce de ces femmes, comme des fleurs en pleine éclosion. Une métaphore qu’elle file jusque dans le titre de la série : « une corolle est un ensemble de pétales qui compose une seule et même fleur. Le terme “radicante”, quant à lui, vient du lexique de la botanique, et définit les tiges des plantes qui émettent des racines annexes. C’est également ce que je vois chez ces femmes qui ont vu leurs vies changer radicalement après l’amputation : elles se sont armées d’autres racines », déclare-t-elle. Et, à travers les expérimentations chimiques, dans la beauté de l’altération, elle érige des plantes insolites, aux contours humains. Des beautés inhabituelles qui refusent de dissimuler les blessures, et dont les cicatrices marquent – tout comme les bourgeons qu’elles évoquent – un renouveau libérateur.

Corolle radicantes © Sarah Seené

Tordre la notion de beauté

Et si le sujet peut souvent paraître « difficile à aborder », Sarah Seené s’en défend. « Ce n’est pas vraiment cela. Je veux mettre en lumière les corps que la société s’affaire à mettre sous le tapis. Qu’elle montre de manières pathétique et misérabiliste. Les handicaps font partie des angles morts du regard social », déclare-t-elle. Un tabou d’autant plus brutal à l’égard des femmes. Car lorsqu’elles arborent une blessure, celles qui portent le poids du male gaze patriarcal deviennent invisibilisées ou fétichisées. « Mon déclic s’est confirmé suite à une discussion avec un scientifique au sein de la résidence. Je lui ai raconté ma réjouissante première séance de prises de vue avec Mélanie, que j’ai photographiée nue. Il a semblé profondément mal à l’aise, sans même avoir vu le résultat. Pour lui, “amputation” et “nudité féminine” étaient inconcevables à allier », confie l’artiste. Révoltée, elle fait de Corolles radicantes un territoire sans limites ni jugement, où les personnes demeurent libres de choisir leur propre représentation, leur propre identité.

Loin des carcans de la sexualisation à outrance ou de la mise à l’écart hypocrite du monde, Sarah Seené propose une immersion dans un univers féminin multiple. Là où la parole se libère et le dialogue s’enrichit. Car lorsqu’on donne la parole, la voix se fait plus forte, plus assurée. En jouant avec l’esthétisme, l’autrice parvient à altérer notre regard, à tordre la notion trop rigide de « beauté ». « “Amputation” et “femme” sont deux mots difficiles à associer – ou alors on pense à une ablation du sein plutôt qu’à celle d’un membre. Les femmes sont davantage laissées de côté que les hommes, comme dans toutes les sphères », assène-t-elle. En leur redonnant la place qu’elles méritent, Sarah Seené confronte nos propres a priori et nous invitent à considérer avant tout chaque être comme l’ensemble de ses nuances et non comme un simple corps – entier ou fragmenté.

Corolle radicantes © Sarah Seené
Corolle radicantes © Sarah Seené
© Sarah Seené
[Corolle radicantes] © Sarah Seené
Corolle radicantes © Sarah Seené
À lire aussi
Lucie Hodiesne Darras : l'image pour sensibiliser aux réalités de l'autisme
© Lucie Hodiesne Darras
Lucie Hodiesne Darras : l’image pour sensibiliser aux réalités de l’autisme
Pour la journée internationale de sensibilisation à l’autisme, revenons sur Lilou – une série profondément humaniste de Lucie Hodiesne…
02 avril 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
Explorez
La sélection Instagram #532 : dans les méandres de la mémoire
© celluloidjournal / Instagram
La sélection Instagram #532 : dans les méandres de la mémoire
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine sondent les mystères de la mémoire. Ils et elles exhument les souvenirs qui...
11 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les coups de cœur #565 : Jeanne Narquin et Émilie Brécard
© Jeanne Narquin
Les coups de cœur #565 : Jeanne Narquin et Émilie Brécard
Jeanne Narquin et Émilie Brécard, nos coups de cœur de la semaine, s’intéressent toutes les deux à la féminité. La première photographie...
10 novembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
L’intimité au cœur de Planches Contact Festival 2025
© Carline Bourdelas / Planches Contact Festival
L’intimité au cœur de Planches Contact Festival 2025
Jusqu’au 4 janvier 2026, la 16e édition de Planches Contact Festival anime Deauville et propose une diversité de regards sur un même...
08 novembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
5 questions à Charlotte Abramow : le souvenir de Maurice
© Charlotte Abramow
5 questions à Charlotte Abramow : le souvenir de Maurice
Sept ans après la publication de son ouvrage Maurice, tristesse et rigolade, Charlotte Abramow rouvre les pages de l’histoire de son...
03 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 10 novembre 2025 : ébullition photographique 
Berceau de Moïse (Reine de la nuit), Guyane, 2025 © Sylvie Bonnot, courtesy Hangar Gallery, Brussels
Les images de la semaine du 10 novembre 2025 : ébullition photographique 
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les événements photographiques abondent à Paris. Voici un tour d’horizon des festivals, foires et...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
5 événements photo à découvrir ce week-end
© Boby
5 événements photo à découvrir ce week-end
Ça y est, le week-end est là. Si vous prévoyez une sortie culturelle, mais ne savez pas encore où aller, voici cinq événements...
15 novembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Paris Photo 2025 : les incontournables de cette édition
3 of Cups, de la série This Happened To You, 2025 © Atong Atem, courtesy Mars Gallery
Paris Photo 2025 : les incontournables de cette édition
Pour son édition 2025, la foire internationale Paris Photo transforme une nouvelle fois le Grand Palais en boulevard incontournable du 8e...
14 novembre 2025   •  
Paris Photo 2025 : atteindre sa montagne intérieure avec Suwon Lee
© Suwon Lee, Pico Bolívar I, 2025 / Courtesy of Sorondo Projects
Paris Photo 2025 : atteindre sa montagne intérieure avec Suwon Lee
Présentée cette année par Sorondo Projects (Barcelone) à Paris Photo, la série The Sacred Mountain de Suwon Lee raconte une quête...
14 novembre 2025   •  
Écrit par Milena III