Un corps hybride, le regard sensible d’Hélène Mastrandréas sur le handicap invisible

13 juillet 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Un corps hybride, le regard sensible d’Hélène Mastrandréas sur le handicap invisible
Lorine © Hélène Mastrandréas
Marina © Hélène Mastrandréas
Yassin © Hélène Mastrandréas

Après avoir perdu une partie de son autonomie, la photographe et réalisatrice Hélène Mastrandréas se rend compte que sa vie est changée. Elle entreprend alors de mettre en lumière, de façon presque académique, les handicaps invisibles dans sa série Un corps hybride.

Marina, Lorine, Renato, Yassin et Sidonie partagent tout·es quelque chose en commun : leur handicap est invisible. C’est dans leurs appartements diurnes, où des lumières colorées dansent qu’Hélène Mastrandréas, diplômée des Arts déco de Paris, a décidé de focaliser son objectif pour révéler leurs histoires — trouble du spectre autistique, endométriose, surdité, VIH, syndrome Ehlers-Danlos. « Le corps est au cœur de mon travail. Il est l’outil qui nous permet d’aborder le monde, de parler de l’intime, de questions psychologiques, mais aussi politiques », explique la photographe et réalisatrice. La série Un corps hybride, en cours, est un miroir du récit personnel d’Hélène Mastrandréas : « C’est l’étrange qui s’installe en nous, et nous n’avons pas de choix que de l’accueillir, mais c’est aussi une acuité et une sensibilité démultipliée », confie-t-elle. 

L’artiste se lance alors dans des recherches pour en savoir plus sur son handicap, que les autres ne perçoivent pas. « Je me suis aperçue que peu de représentations — et surtout par des personnes concernées — existaient », détaille-t-elle. En France aujourd’hui, selon les données du gouvernement, 12 millions de personnes sont en situation de handicap, et 80% ont un handicap que l’on ne voit pas. Une sensation d’urgence, de rendre visible l’invisible, naît alors en elle. Loin de vouloir tomber dans le pathos ou le médical, Hélène Mastrandréas s’attache à raconter le handicap du point du vu subjectif de ses modèles. Les douleurs indiscernables se dévoilent sur les corps, grâce aux lumières oniriques, dans des détails, et dans des écrits de chacun·e des participant·e. Cette approche de son sujet est essentielle pour elle. « Certaines représentations photographiques fétichisent le handicap ou s’en servent comme allégorie, s’offusque-t-elle. Le 8e art peut être un outil formidable pour sublimer et raconter nos vécus, si elle fait parler les personnes concernées et si les auteurices questionnent d’où iels parlent et ont un véritable regard éthique », ajoute-t-elle. 

Yassin © Hélène Mastrandréas
Yassin © Hélène Mastrandréas
© Hélène Mastrandréas
Lorine © Hélène Mastrandréas

Une société qui met à l’épreuve le handicap

La photographie d’Hélène Mastrandréas s’apparente à la recherche académique.  « J’aime me plonger dans une méthodologie quasi-universitaire avant d’élaborer un projet », dit-elle avec amusement. Le Manifeste Cyborg de Donna Haraway était le point de départ, autant pour accepter sa propre situation que pour élaborer Un corps hybride. « En le lisant, j’ai trouvé du réconfort, je ne me voyais pas comme handicapée, mais plutôt comme hybridée. Quand on a un handicap, on hybride son corps avec des appareillages, des technologies, des soins, des médicaments pour améliorer sa vie », explique-t-elle. Puis, d’autres ressources ont accompagné son projet. L’ouvrage De chair et de fer de Charlotte Puiseux apporte un regard intersectionnel, en théorisant à la française la culture crip qui repense la société entre les questions queer et le handicap (la notion a été pour la première fois théorisée par Robert McRuer en 1966 dans son livre Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability, ndlr). Face à toute cette documentation, un constat se dégage : « il y a une certaine image manquante », pour Hélène Mastrandréas. « Cette série est une façon de combler le vide d’image, de témoigner que le niveau de validisme, de notre société, de nos entourages, même intimes, est une réelle épreuve quand on est en situation de handicap », explique-t-elle.

Toujours armée de sa double casquette photographe-chercheuse, Hélène Mastrandréas part sur le terrain, à la rencontre de personnes aux handicaps invisibles, prêt·es à raconter leur histoire. « Avec Marina, Lorine, Renato, Yassin et Sidonie, nous avons réalisé des entretiens préparatoires, puis j’ai imaginé un storyboard à partir de leur récit. Nous avons décidé ensemble des éléments à photographier, ceux qui hybrident leur corps. Puis j’ai réalisé les photos », avoue-t-elle. Entre elle et ses modèles, la parole se libère. Sans artifices, les photographies reflètent qui iels sont vraiment. Yassin est porteur du VIH (indétectable) depuis près de 10 ans. Il vient de passer d’un traitement médicamenteux quotidien à un traitement par injection une fois par mois. Pour lui, face à la sérophobie, « tous les symptômes liés à cette infection sont d’ordre émotionnel plus que médicaux. » Marina, quant à elle, a un trouble du spectre de l’autisme. Les transports en commun, ou le travail sont des environnements où ses « émotions sont décuplées. Trop d’inconnus, d’anxiété, de pleurs. » Elle trouve refuge chez elle, à l’abri du bruit. « Les personnes que j’ai shootées pour ce projet sont tellement courageux·ses et portent un message fort : vivre ainsi dans un monde validiste est une force », conclut celle qui souhaite aujourd’hui pousser la recherche encore plus loin, partir de la série de photo pour faire communauté, peut-être croiser les médiums et produire finalement quelque chose d’encore plus « hybride ».

© Hélène Mastrandréas
Marina © Hélène Mastrandréas
Marina © Hélène Mastrandréas
À lire aussi
La poitrine creuse : Quentin Yvelin et le souffle (qui) court
© Quentin Yvelin
La poitrine creuse : Quentin Yvelin et le souffle (qui) court
Des corps, qui respirent et expirent, la cage nouée, les membres dénudés. Autour d’eux, des roches, des végétaux, des ombres que les…
15 mai 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Le handicap vu par les photographes de Fisheye
Le handicap vu par les photographes de Fisheye
Les photographes publié·es sur nos pages ne cessent de raconter les troubles de notre monde, mise en avant de la notion de handicap.
01 novembre 2023   •  
Écrit par Lucie Guillet
Focus #20 : Mathieu Farcy et  la poésie des visages déconstruits
Focus #20 : Mathieu Farcy et la poésie des visages déconstruits
Comme tous les mercredis, voici le rendez-vous Focus de la semaine ! Lumière aujourd’hui sur Mathieu Farcy et sa série Je n’habitais pas…
14 septembre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Explorez
Le ministère de l’Aménagement du territoire fête les 80 ans de la Libération
Megapolis, Puteaux, 2025 © Aleksander Filippov
Le ministère de l’Aménagement du territoire fête les 80 ans de la Libération
À l’occasion des 80 ans de la Libération, les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique ont lancé...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les coups de cœur #558 : Marina Viguier et Emma Tholot
Carmela, série Carmela © Emma Tholot
Les coups de cœur #558 : Marina Viguier et Emma Tholot
Marina Viguier et Emma Tholot, nos coups de cœur de la semaine, explorent la théâtralité comme outil de résistance, de liberté et de...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
© Julie Wintrebert, Crazy Beaches, 2024 / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, pour la rentrée, les pages de Fisheye se mettent au rythme du photojournalisme, des expériences...
07 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
© Bohdan Holomíček
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
Créé en 2022, le Prix Viviane Esders rend hommage à des carrières photographiques européennes souvent restées dans l’ombre. Pour sa...
06 septembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Arpita Shah et la transmission des récits féminins
© Arpita Shah
Arpita Shah et la transmission des récits féminins
À travers sa série Nalini, la photographe indo-britannique Arpita Shah explore l’histoire de sa famille et des générations de...
12 septembre 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Samuel Bollendorff : comment alerter sur la crise écologique ?
#paradise - curateur : Samuel Bollendorff.
Samuel Bollendorff : comment alerter sur la crise écologique ?
Le festival de photojournalisme Visa pour l’image revient pour sa 37e édition jusqu'au 14 septembre 2025. Parmi les 26 expositions...
12 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Caroline Furneaux : l'amour en boîte
Rosa, The Mothers I Might Have Had © Caroline Furneaux
Caroline Furneaux : l’amour en boîte
Dans son ouvrage The Mothers I Might Have Had, Caroline Furneaux exhume l'archive intime de films 35 mm de son père décédé pour une...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas