Après avoir perdu une partie de son autonomie, la photographe et réalisatrice Hélène Mastrandréas se rend compte que sa vie est changée. Elle entreprend alors de mettre en lumière, de façon presque académique, les handicaps invisibles dans sa série Un corps hybride.
Marina, Lorine, Renato, Yassin et Sidonie partagent tout·es quelque chose en commun : leur handicap est invisible. C’est dans leurs appartements diurnes, où des lumières colorées dansent qu’Hélène Mastrandréas, diplômée des Arts déco de Paris, a décidé de focaliser son objectif pour révéler leurs histoires — trouble du spectre autistique, endométriose, surdité, VIH, syndrome Ehlers-Danlos. « Le corps est au cœur de mon travail. Il est l’outil qui nous permet d’aborder le monde, de parler de l’intime, de questions psychologiques, mais aussi politiques », explique la photographe et réalisatrice. La série Un corps hybride, en cours, est un miroir du récit personnel d’Hélène Mastrandréas : « C’est l’étrange qui s’installe en nous, et nous n’avons pas de choix que de l’accueillir, mais c’est aussi une acuité et une sensibilité démultipliée », confie-t-elle.
L’artiste se lance alors dans des recherches pour en savoir plus sur son handicap, que les autres ne perçoivent pas. « Je me suis aperçue que peu de représentations — et surtout par des personnes concernées — existaient », détaille-t-elle. En France aujourd’hui, selon les données du gouvernement, 12 millions de personnes sont en situation de handicap, et 80% ont un handicap que l’on ne voit pas. Une sensation d’urgence, de rendre visible l’invisible, naît alors en elle. Loin de vouloir tomber dans le pathos ou le médical, Hélène Mastrandréas s’attache à raconter le handicap du point du vu subjectif de ses modèles. Les douleurs indiscernables se dévoilent sur les corps, grâce aux lumières oniriques, dans des détails, et dans des écrits de chacun·e des participant·e. Cette approche de son sujet est essentielle pour elle. « Certaines représentations photographiques fétichisent le handicap ou s’en servent comme allégorie, s’offusque-t-elle. Le 8e art peut être un outil formidable pour sublimer et raconter nos vécus, si elle fait parler les personnes concernées et si les auteurices questionnent d’où iels parlent et ont un véritable regard éthique », ajoute-t-elle.
Une société qui met à l’épreuve le handicap
La photographie d’Hélène Mastrandréas s’apparente à la recherche académique. « J’aime me plonger dans une méthodologie quasi-universitaire avant d’élaborer un projet », dit-elle avec amusement. Le Manifeste Cyborg de Donna Haraway était le point de départ, autant pour accepter sa propre situation que pour élaborer Un corps hybride. « En le lisant, j’ai trouvé du réconfort, je ne me voyais pas comme handicapée, mais plutôt comme hybridée. Quand on a un handicap, on hybride son corps avec des appareillages, des technologies, des soins, des médicaments pour améliorer sa vie », explique-t-elle. Puis, d’autres ressources ont accompagné son projet. L’ouvrage De chair et de fer de Charlotte Puiseux apporte un regard intersectionnel, en théorisant à la française la culture crip qui repense la société entre les questions queer et le handicap (la notion a été pour la première fois théorisée par Robert McRuer en 1966 dans son livre Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability, ndlr). Face à toute cette documentation, un constat se dégage : « il y a une certaine image manquante », pour Hélène Mastrandréas. « Cette série est une façon de combler le vide d’image, de témoigner que le niveau de validisme, de notre société, de nos entourages, même intimes, est une réelle épreuve quand on est en situation de handicap », explique-t-elle.
Toujours armée de sa double casquette photographe-chercheuse, Hélène Mastrandréas part sur le terrain, à la rencontre de personnes aux handicaps invisibles, prêt·es à raconter leur histoire. « Avec Marina, Lorine, Renato, Yassin et Sidonie, nous avons réalisé des entretiens préparatoires, puis j’ai imaginé un storyboard à partir de leur récit. Nous avons décidé ensemble des éléments à photographier, ceux qui hybrident leur corps. Puis j’ai réalisé les photos », avoue-t-elle. Entre elle et ses modèles, la parole se libère. Sans artifices, les photographies reflètent qui iels sont vraiment. Yassin est porteur du VIH (indétectable) depuis près de 10 ans. Il vient de passer d’un traitement médicamenteux quotidien à un traitement par injection une fois par mois. Pour lui, face à la sérophobie, « tous les symptômes liés à cette infection sont d’ordre émotionnel plus que médicaux. » Marina, quant à elle, a un trouble du spectre de l’autisme. Les transports en commun, ou le travail sont des environnements où ses « émotions sont décuplées. Trop d’inconnus, d’anxiété, de pleurs. » Elle trouve refuge chez elle, à l’abri du bruit. « Les personnes que j’ai shootées pour ce projet sont tellement courageux·ses et portent un message fort : vivre ainsi dans un monde validiste est une force », conclut celle qui souhaite aujourd’hui pousser la recherche encore plus loin, partir de la série de photo pour faire communauté, peut-être croiser les médiums et produire finalement quelque chose d’encore plus « hybride ».