Konrad Hellfeuer et Lucie Boucher, nos coups de cœur de la semaine, invitent à ralentir, observer et contempler. Interrogeant les thèmes de la mémoire et de la perception, le premier se tourne vers l’abstraction tandis que la seconde documente l’effet du temps sur son environnement.
Konrad Hellfeuer
Konrad Hellfeuer trouve en l’abstraction une façon d’explorer ce que le monde de la figuration ne saurait révéler. Sondant ce qui se situe par-delà le visible, le photographe allemand cherche à créer, dans ses images, une tension entre « le chaos et l’ordre, l’organique et le géométrique, le connu et l’inconnu », selon ses mots. L’ambigüité et la multiplicité de lectures qui en résultent sont ce qui intéresse véritablement l’artiste. Elles invitent le ou la spectateur·ice à se rendre actif·ve face à ces photographies dont le sens se construit au travers des regards posés sur elles.
Diversum, série de clichés abstraits oscillant entre le noir et blanc et le rouge, naît de cette volonté de jouer avec la perception, de la confronter à l’indéfini. Son titre même annonce la pluralité des interprétations qu’elle convoque. Konrad Hellfeuer la décrit comme « une symphonie visuelle où lumière et ombre interagissent avec la forme et la texture afin de créer des espaces qui semblent à la fois familiers et étrangers ». Les frontières entre réalité et imagination s’y dissolvent pour laisser place à un univers où le rêve risque à tout moment de virer au cauchemar. Si on y reconnaît parfois certaines silhouettes – le corps d’un insecte, la tête d’un mannequin, l’œil d’un animal –, celles-ci perdent leur lisibilité première et adoptent un aspect irréel. Les motifs architecturaux ou purement géométriques, quant à eux, prennent une dimension chimérique grâce au cadrage qui les extrait de leur contexte.
Les espaces présentés dans Diversum ont le point commun de transmettre un sentiment d’inquiétude, voire de malaise. « Je veux que le ou la spectateur·ice se sente légèrement troublé·e, qu’iel fasse une pause et s’interroge sur ce qu’il voit », explique l’artiste. Pour lui, l’exploration formelle – à travers l’éclairage, la manipulation digitale, les contrastes élevés, la couleur sélective, la double exposition… – doit produire un impact émotionnel, que l’incertitude vient accentuer. S’inspirant tant de l’expressionnisme que du surréalisme, de photographes comme Minor White, que de peintres tels Francis Bacon ou Gerhard Richter, Konrad Hellfeuer réalise des images-tableaux qui invitent « à ralentir, à observer attentivement et à trouver dans l’abstrait sa propre histoire ».
Lucie Boucher
Lucie Boucher identifie sa pratique à l’écoute musicale, et plus particulièrement au doom, sous-genre du métal : « C’est une musique lente et pesante, teintée d’éléments mélancoliques, psychédéliques et caractérisée par des sons lourds et granuleux », décrit-elle. Un même rythme et une même texture habitent en effet ses images de ruines et de lieux abandonnés. Résidant dans les Côtes-d’Armor, l’artiste sillonne les paysages qui l’entourent et en saisit, selon ses mots, « les bugs », les dissonances, l’ordinaire étrangeté. Interrogeant les thèmes de la mémoire, de l’oubli et de l’usure du temps, elle développe une approche photographique intimiste ancrée dans le quotidien. Sa démarche lente et contemplative s’accorde aux sujets qu’elle traite : les métamorphoses longues, les marques laissées par le temps. Son travail se construit ainsi en opposition à la rapidité caractéristique de notre époque dont les procédures de destruction ne sont pas épargnées. Sans doute Lucie Boucher cherche-t-elle à préserver le souvenir des ruines qu’elle capture avant leur disparition. Cette menace d’effacement accéléré est, à ses yeux, « une manifestation du capitalisme comme processus d’anéantissement de l’espace par le temps ».
Cette position critique se mêle dans son œuvre à une dimension très personnelle. Dans La Maison natale, série sur les espaces délaissés au fond de la vallée de Jaudy environnant le domicile familial de l’artiste, celle-ci revient sur les lieux qui ont marqué son enfance. Construit sur plusieurs années, au cours d’une multitude de marches et de déambulations, le projet s’étend lui-même dans le temps. Il rassemble des images qu’envahissent la nature, les animaux – le cheval, notamment, y occupe une place importante – et les traces du passage humain. Ce qui est mort et en vie s’y côtoient, comme dans un monde qui, sans durée, ne les distinguerait pas. La distance temporelle produite par l’emploi du noir et blanc, ainsi que le soutient la plasticienne, confirme ce sentiment.
Photographiant toujours à l’argentique et effectuant ses propres tirages, son procédé artistique s’oppose à son tour à la notion d’instantanéité. Le support du livre, à travers lequel se concrétise La Maison natale, prolonge cette intention. « Je veux créer des objets […] faits pour être manipulés, regardés lentement, vécus », affirme Lucie Boucher. Jusque dans sa réception de l’œuvre, le ou la spectateur·ice est invité·e à rompre avec la vitesse de nos existences et à observer ce qui, doucement, vieillit et s’évanouit.