À Lagos, Daniel Obasi, 30 ans, met en lumière les communautés marginalisées du Niger à travers une mode émancipatrice et afrofuturiste conçue par des designers locaux. Dans ses images teintées de revendications politiques, il dépeint une jeunesse pleine de joie et de puissance et propose une projection vers l’avenir.
Direction Lagos, au Nigéria, ville-monde tentaculaire. Un photographe, styliste et cinéaste visionnaire pour qui les étiquettes sont trop étroites se faufile dans ce labyrinthe à son aise, connaît ses marges et ses hauts lieux. Il rêve d’un pays affranchi des regards occidentaux, qui danse sur le fil du temps entre ses héritages et l’invention de demain. Originaire de l’État d’Abia, Daniel Obasi, la trentaine, incarne une nouvelle génération d’artistes africain·es ou afrodescendant·es qui réinterprètent l’image comme un territoire de souveraineté. En imaginant une mode émancipatrice et afro-futuriste, il façonne un univers où s’entrelacent fictions et revendications politiques. Il capture en particulier le séisme qui secoue la jeunesse nigériane, en écho aux révolutions culturelles des années 1960 ayant éclos suite à la vague de décolonisation.
Temple de l’afrobeat, puissance cinématographique explosive – à tel point que l’on parle de « Nollywood » —, le pays le plus peuplé d’Afrique est aussi un vivier de talents de la mode, la Lagos Fashion Week étant désormais incontournable sur le continent. Ici, tout prend vie à travers une modernité ancrée dans les traditions — vestimentaires, spirituelles… —, dans un tourbillon urbain qui hésite entre science-fiction et réalité.
Depuis quelques années, Lagos s’impose comme l’un des centres créatifs les plus dynamiques au monde. Son gouvernement l’a bien compris et adopte une politique radicale pour promouvoir les talents locaux, puisqu’il va jusqu’à imposer une taxe aux marques employant des mannequins étranger·ères pour leurs publicités.
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L’afrofuturisme à contre-courant
Dans chacune de ses œuvres, Daniel Obasi, qui se décrit comme un « activiste » au service du changement dans son pays, contemple ce dernier à travers le prisme de l’afrofuturisme. Une quête d’un futur fondé sur le rêve et la réinvention de ce qui est possible pour les personnes noires, alors que le présent est parfois oppressant. « Étant donné qu’une grande partie de notre histoire est perdue, l’imaginaire afrofuturiste nous permet de relier le passé et le présent, de penser à l’avenir et de créer nos propres histoires », explique-t-il. Chez lui, l’image devient un puissant moyen pour les peuples de s’interroger sur leur condition. Il s’inscrit dans la pensée de Kodwo Eshun, musicien et théoricien de l’afrofuturisme, qui écrivait dans More Brilliant Than The Sun (traduit en français aux éditions La rue musicale) en 1998 : « L’avenir est un bien meilleur guide pour le présent que le passé. Soyez prêt·es à échanger tout ce que vous savez […] contre un simple aperçu de […] l’avenir. »
Dans An Alien in Town (2018), sélectionné par plusieurs festivals internationaux du film de mode, deux humains élégamment vêtus enseignent à un·e extraterrestre comment s’intégrer dans la métropole de Lagos. Étonnant et plein d’humour, ce film est un hommage au cinéma africain des années 1970 et 1980, en même temps qu’un appel aux Africain·es pour qu’ils se réapproprient leurs récits plutôt que d’en avoir honte. Là encore, Daniel Obasi prend à bras-le-corps les stéréotypes liés à la société nigériane – qui serait faite de conflits, de pauvreté et d’insécurité –, bien souvent façonnés par l’histoire coloniale. Il ouvre au contraire la voie à une expression authentique de ses membres et offre de nouvelles perspectives à sa jeunesse.
Traité il y a quelque temps comme une simple tendance par les médias occidentaux et aussitôt négligé, l’afrofuturisme, qui s’affirme en réalité en dehors de tout cadre eurocentré, continue de nourrir les imaginaires. Il puise dans l’onirisme des cosmologies non européennes – comme les mythes issus de la religion ancestrale Odinani pratiquée par l’ethnie Igbo dans le sud-est du Nigeria –, dans le réalisme magique, la technologie, la spiritualité et la liberté de la science-fiction. Dans ces récits, l’Afrique devient notamment le territoire d’une explosion chromatique où le noir se fait réceptacle des énergies, et reflète des couleurs qui dépassent celles de la peau humaine : rouge, bleu… Dans la sublime série de Daniel Obasi Moments of Youth (2020), quatre hommes sur une plage arborent un maquillage sobre qui suit délicatement le contour de leur visage paisible, pour faire écho à l’harmonie d’un moment de communion. The Way of the Birds, un travail réalisé pour le média Atmos en 2023, fait apparaître un modèle féminin métamorphosé en créature intergalactique à la peau scintillante – comme une icône mystique –, qu’un orchestre de cuivres est venu célébrer. « Mon approche est très immersive, “bigger than life”, déclare l’auteur de ces images. Je raconte des histoires, je construis un monde, tout en étant centré sur la performance poétique de mes modèles. »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #70. Rendez-vous par ici pour découvrir plus de sujets de notre dossier spécial mode.