Enjeux sociétaux, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Si la décision du Brexit nous semble à présent lointaine, de nouvelles conséquences s’installent, creusant encore plus le fossé entre l’archipel et continent. À partir du 1er avril 2025, les voyageur·ses européen·nes devront être muni·es d’un visa pour se rendre au Royaume-Uni. Déchirement politique ou affirmation d’une identité propre, les artistes s’intéressent à la Grande-Bretagne et révèlent autant ses failles que sa richesse culturelle sur des clichés engagés, lyriques et puissants. Lumière sur certain·es : Kamila K Stanley, Robin Maddock, Ed Alcock, Theo McInnes, Robin Friend, Benjamin Cremel.
Le divorce britannico-européen
Le vote du Brexit, le 23 juin 2016, est un choc pour la photographe britannico-polonaise Kamila K Stanley, car la veille encore, les sondages faisaient triompher un autre résultat. « C’était une “gueule de bois”, le lendemain. Tout à coup, je me réveille, et je n’ai plus cette citoyenneté [européenne] », se rappelle-t-elle. L’artiste à l’héritage européen fort – elle est issue de la diaspora polonaise –, élevée dans différents pays du continent, se voit retirer une partie de son identité, « qui paraissait un peu immuable », ajoute l’autrice. « Tu n’as plus les mêmes droits que celleux avec qui tu as grandi, etc. C’est de cela que j’ai eu envie de parler à travers un projet photo », soutient-elle. Elle parcourt ainsi l’Europe. À chaque escale, elle croise l’œuvre d’un·e designer de mode, anglais·e ou européen·ne, avec des modèles, des connaissances ou des inconnu·es. Elle tisse alors le patchwork des cultures qui font l’identité européenne dans sa série Declaring Independence, dont le titre ironise le Brexit. « Ses partisan·es ont célébré ce jour comme leur “independence day” (une référence, tirée par les cheveux, à l’indépendance américaine). J’ai voulu me réapproprier ce terme. Pour certaines personnes, dont moi, l’indépendance est plutôt synonyme de circuler librement, d’aller de pays en pays, de rencontrer des gens, s’émanciper des gouvernements réactionnaires… », conclut Kamila K Stanley.
Au lendemain du vote pour le Brexit, le photographe britannique Robin Maddock quitte Lisbonne où il habitait pour retourner vivre au Royaume-Uni. Ce moment marque également le commencement de la réalisation de son ouvrage England… Les Anglais ont débarqué ! « Il reprend des images de mes archives, comme des œuvres plus récentes, inspirées par le contexte politique. Au total, il m’a fallu cinq ans – dont dix-huit mois de retard, à cause de la pandémie – pour le terminer », raconte-t-il. Le chaos politique lui sert de terreau fertile pour constituer son projet artistique en désordre : il mêle collage, photographie de rue, humour et poésie. Il brosse ainsi le portrait d’une Grande-Bretagne en pleine mutation, avec une rage maîtrisée contre les politiques et leur décision qui a provoqué la rupture du territoire avec l’Europe.
À l’annonce du Brexit, le photographe franco-britannique Ed Alcock part sillonner le Royaume-Uni, de l’Écosse au sud de l’Angleterre et du Pays de Galles jusqu’à Londres, avec comme objectif de réaliser une série purement documentaire pour comprendre le résultat du vote. Pourtant, son travail prend un tournant pluridisciplinaire au fur et à mesure qu’il avance dans son road trip. Home Sweet Home naît. « J’ai choisi de superposer plusieurs “couches”. Tout d’abord mes images documentaires, qui représentent à la fois le Brexit et ma propre histoire, puis mes interrogations sur ma place en Europe, et plus particulièrement en France », explique-t-il. Sous la forme d’un making of mêlant l’actualité, l’histoire et son expérience personnelle, il dévoile les dessous du vote populaire, il questionne la notion de perte d’identité et les liens qui se brisent entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne.
Un pic de réaffirmation culturelle
Des costumes traditionnels, des rassemblements païens, des lumières chaudes et des arbres dansants. Dans leur livre Folk, le journaliste Thomas Andrei et le photographe Theo McInnes parcourent l’Angleterre en quête de rituels druidiques. « Il s’agissait de faire du réalisme magique », précise le journaliste. Le médium s’inscrit ici dans une pratique de témoignage d’un culte. La narration visuelle invite à la découverte de coutumes et de mœurs qui renaissent. Festivités, objets de rites, portraits d’adeptes et paysages environnants révèlent une réinterprétation des mystères d’antan, d’un Royaume-Uni avant la chrétienté. « Le druidisme est une réaction à la modernité, mais au mauvais de la modernité : le capitalisme, la révolution industrielle. Iels disent qu’il faut retourner au mode ancien, au circuit court, au lien avec la terre qui a sectionné. Il s’agit aussi de revivre un peu comme dans un village. […] Ce sont des écolos », conclut l’auteur.
La Guy Fawkes’ Night est la fête britannique par excellence. Barricades et feux d’artifices qui éclatent aux quatre coins du Royaume-Uni, elle célèbre une tentative – ratée – de faire exploser le Parlement en 1605 par un groupe de catholiques anglais – dont faisait partie Guy Fawkes. Robin Friend, dans son livre Apiary, a photographié, dans un monochrome cinématographique, ces festivités insurrectionnelles et les feux brûlants qui les accompagnent. En partant de cet événement culturel typique, l’artiste interroge la notion de démocratie et ses limites, met en lumière le besoin de renverser l’ordre établi et la recherche d’identité. « Cette série s’intéresse à notre relation avec la société et ce à quoi elle ressemble lorsque les choses commencent à s’effondrer. Ce n’est pas le rideau final, juste un petit aperçu de ce qui se passe derrière », explique-t-il.
Dans Royaume-Uni, il y a « royaume ». Et ce mot est synonyme de royauté. La couronne britannique est omniprésente dans la vie des Anglais·es. Alors début 2023, au moment du couronnement du roi Charles III, une bulle de festivités s’est installée autour de Buckingham Palace. Benjamin Cremel, né en France, mais vivant en Angleterre, a capturé la ferveur de ce qu’il appelle « une réalité parallèle […] où dans cette zone, le burlesque est la norme et l’absurde, la règle ». Union Jack, costumes extravagants, guirlandes à l’effigie de la défunte reine, tout est à la démesure. Pourtant, derrière les couleurs criardes de Royal Fever, saisies à l’aide d’un flash, le photographe ne peut que se questionner des conséquences politico-économiques d’un tel événement où les acteur·ices sont principalement issu·es de la classe populaire. « Il faut prêter attention à la dimension sociologique de ce travail », alerte-t-il. Si rires, joie et partage sont de la partie, ce n’est pas à n’importe quel prix. « Le couronnement a coûté 250 millions de livres sterling alors que des politiques d’austérité sont mises en place depuis des décennies et que les inégalités se creusent toujours plus au Royaume-Uni », rappelle l’auteur, qui ne se déplaît pas pour autant de la beauté du kitsch à l’anglaise.