« La force de cette image naît du jeu entre moi et la photographe pour faire advenir nos “Je” respectifs. Nos deux regards, devant et derrière la caméra. »
Cette semaine, plongée dans l’œil d’Anne-Laure Étienne, qui met son regard aiguisé et ses mises en scène colorées au service des arts vivants. Proche de la scène musicale indépendante, elle a réalisé le portrait de la chanteuse et compositrice Cindy Pooch – devenu la couverture de son dernier album – , et revient pour Fisheye sur ce cliché marquant.
« 6 décembre 2022, c’est l’hiver en Ardèche mais le ciel est d’un bleu profond. Nous partons en Super 5 faire des photos dans la montagne, vers la Croix de Bauzon. Les routes sont enneigées mais ma voiture de compétition n’a peur de rien. Le soleil est parfaitement à la bonne hauteur, nous sommes parties tôt le matin. Cindy est équipée de vêtements techniques, elle porte des couvertures de survie par dessus. Nous commençons les photos et je suis presque éblouie, c’est trop beau à regarder, elle est enroulée dans cette matière réfléchissante dans un paysage à moitié enneigé, la scène est surréaliste.
À la base, on imaginait un plan large, un personnage presque de dos, mystérieux et énigmatique, recouvert de la couverture de survie, le visage tourné vers l’appareil. J’alterne entre l’appareil photo numérique et le polaroid, je passe mon temps le nez dans ma sacoche à jongler entre les différents boîtiers. Puis en levant les yeux, j’aperçois Cindy en train de se fabriquer une coiffe incroyable sur la tête avec une couverture de survie : cela ressemble à une sculpture dorée et argentée, c’est magnifique. Son visage est illuminé par la réflexion de la matière : je décide de sortir mon moyen format, j’ai un 70mm, c’est l’optique parfaite pour faire des portraits, je peux me rapprocher d’elle et je décide de capter uniquement son visage sur le ciel bleu, d’attraper son regard. Je contemple la scène à travers le viseur.
Cindy raconte : « Je crois que toutes deux avions envie que ces photos témoignent réellement d’un moment, de ce qui est vécu et non pas seulement une simple création esthétique. C’est une photo qui n’est pas contemplative et rend impossible le voyeurisme, parce qu’elle interpelle la personne qui regarde, en même temps qu’un regard est posé sur elle. Qui est observé·e ? Qui observe ? Au départ je ne voulais pas mon visage, où alors de loin. Mais là, de moitié avec juste mes yeux, cette photo me permet de prendre parole en tant que sujet qui regarde (le monde ?) et non pas en temps qu’objet observé. Pour moi c’est la force de cette image, qui est née du jeu entre nous deux pour faire advenir nos “Je” respectifs. Nos deux regards, devant et derrière la caméra. »
Lors de notre première séance photo à Lyon, Cindy portait une robe bleue scintillante, avec des reflets qui pourraient rappeler ceux de l’eau. C’était l’idée, une robe difforme et unisexe, mais avec cette matière étonnante qui renvoie aussi bien la lumière qu’un miroir. La couverture de survie, c’était la suite logique. Cindy explique : « Les couvertures de survie, au-delà d’une fonction esthétique, ont réellement servi à réchauffer dans ce climat glacial. Là aussi, les photos témoignent alors vraiment de ce qui est vécu et pas juste de ce qui est vu. La couverture de survie, c’est aussi la représentation d’une forme de dualité entre le chaud et le froid. »