Dans L’Éloge de l’Ombre, le photographe Safouane Ben Slama déambule consciemment dans la riche immensité du bassin méditerranéen. À la recherche d’espaces où le cours du temps semble suspendu, il nous livre une œuvre contemplative questionnant nos idées du beau.
« J’explore des espaces en interrogant les idées de marge et de territoire. L’entre-deux, le seuil, et la limite sont des thèmes récurrents – comme dans mes séries réalisées aux États-Unis, en Palestine, en Jordanie, à Cuba, ou bien en Afrique du Nord. Mes images révèlent les traces et gestes de ceux qui occupent ces territoires, notamment la jeunesse qui s’y rassemble »,
raconte le photographe franco-tunisien Safouane Ben Slama. Pour sa série L’Éloge de l’Ombre, réalisée en 2018, l’artiste a voyagé à travers le désert marocain, les bords de mer tunisiens et les rues d’Alger, à la recherche de moments de délicatesse dans le quotidien des gens qui animent ces lieux. Un vieil homme contemplatif face à la mer, des jeunes discutant au coin de la rue, des enfants se retrouvant pour admirer le soleil… L’artiste se nourrit de ces multiples rencontres et cherche à en extraire toute la chaleur humaine dans ses images. « Dans la majorité des cas, ce sont des microdiscussions avec des inconnus qui ont mené à mes prises de vue, poursuit-il. Je cherche à tisser du lien entre les gens : à créer des ponts. Je souhaite mettre en lumière les gestes de solidarité, de tendresse et d’attention ».
Travail profondément humain, L’Éloge de l’Ombre célèbre les connexions entre les hommes, dans les détails – aussi infimes soient-ils. Et dans ses images, Safouane Ben Slama dessine avec délicatesse la légère tension qui plane entre les individus. Dans un élan méditatif, le photographe représente ces derniers face à leur environnement. « Au-delà des paysages incroyables que j’ai pu admirer, je me souviens de ces enfants à Alger : un petit groupe d’amis qui se retrouvaient dans les hauteurs de la ville pour admirer le coucher de soleil, se remémore l’artiste. J’ai été ébloui par leur lucidité en étant si jeune. Ils se retrouvaient là pour une seule raison : l’endroit était beau. Je suis parti faire ce voyage avec des idées très théoriques, et c’est des rencontres comme celle-ci qui m’ont amené vers quelque chose de plus sensuel. » On découvre alors là toute l’essence de cette série. Malgré leur jeune âge, ces enfants semblaient détenir toute la sagesse de l’univers – comme si la vérité devait être trouvée dans les instants arrêtés, en suspens, où persistent seulement les choses les plus simples.
Comme une omerta
Au cœur de son travail s’esquisse un hommage au grand essai d’esthétique de l’écrivain japonais Junichirô Tanizaki : L’Éloge de l’Ombre. « Je suis tombé sur son ouvrage à la fin des années 2000. Il m’avait marqué à tel point qu’à chaque voyage en Tunisie, ou ailleurs en Méditerranée, me revenait ce qu’il disait sur la beauté – sur les objets qui marquent le temps qui passe, et véhiculent une forme de nostalgie. Je repensais à l’architecture des vieux quartiers arabes, où dans les ombres semblent se cacher des secrets : comme une omerta », raconte le photographe. À la manière de l’écrivain japonais, Safouane Ben Slama utilise la matérialité d’éléments concrets, avec une approche presque naïve et descriptive, pour tendre « peu à peu vers quelque chose de plus global », explique-t-il. Dans un passage célèbre, Junichirô Tanizaki utilisait la description d’un verre en céramique brisée pour élaborer toute une théorie esthétique universelle. À son tour, le photographe cherche à saisir les lignes, les interstices ou les textures – cachés ou dévalorisés – qui soulignent la beauté dissimulée dans l’ombre des évidences : « cette beauté qui témoigne d’un chaos harmonieux », comme le dit l’artiste.
Plus subtile, une approche esthétique proche de celle des situationnistes se révèle dans le récit de ces images. Théorisée au long du XXe siècle, par des philosophes comme Walter Benjamin et Guy Debord, la dérive urbaine prend forme dans L’Éloge de l’Ombre. « Mon travail consiste en une forme d’errance consciente dans la ville, et d’une attention toute particulière portée à un ensemble de détails qui forment un tout. Je situe mon travail à l’endroit où se font la socialisation et les rencontres. Ce sont les lieux qui mettent en lumière la présence humaine, directe ou indirecte, et me permettent de témoigner de notre capacité à s’affranchir des espaces », explique l’artiste. De ces idées découle une politique du sensible, où les convictions et les luttes se concrétisent dans les liens qui se tissent entre les hommes. Les espaces de résistance se dressent alors, au quotidien, là où les hommes cherchent à s’unir. « Cette série est une réappropriation de l’image qui nous permet de résister aux temporalités qui nous sont imposées, poursuit-il. J’expose notre capacité à s’arrêter pour admirer un furtif geste de tendresse, ou une fine couche de poussière soulignant les passages des hommes et des femmes. » Avec une légèreté quasi existentielle, Safouane Ben Slama parvient à stopper le cours du temps, pour mettre en lumière l’immense beauté qui règne dans les détails.
L’Éloge de l’Ombre © Safouane Ben Slama