Die Tore – en allemand, « les portes » – a été publié dans le livre On Death édité par Humble Arts Foundation et Kris Graves Projects, qui figure dans la collection du Guggenheim Museum et du MoMA. Un projet puissant signé Éléa-Jeanne Schmitter, où l’intime tend vers le politique et où la photographie devient un passage entre les mondes.
Éléa-Jeanne Schmitter raconte son histoire au présent. Toute chose qui la traverse laisse en elle une empreinte durable. Elle grandit dans un village de 80 habitant·es en Picardie, dans une maison qui donne sur un cimetière. Elle y découvre la photographie, par ennui, par nécessité, pour faire exister autre chose. « J’apprends alors à aimer ces paysages redondants, biphasiques, de champs à perte de vue qui me servent de studios », relate-t-elle. Très tôt, elle sent que l’image peut dévoiler l’étrange et l’invisible, et toutes ces choses qui rôdent et qui ne se disent pas.
L’un de ses projets, mené en 2018, attire notre attention en particulier. Die Tore est une expérience visuelle, où chaque image, indépendante de l’autre, est une vision étrange et flottante, qui cherche à saisir une présence sans jamais y parvenir. Cette histoire, cependant, il lui serait impossible de la revivre au présent. Sept ans après, la plupart des souvenirs de cette période lui échappent, même. Comme si, par instinct de survie, son cerveau avait voulu la mettre à distance. « Je crois que ce projet a tenté de combler ce vide. Il a agi comme un écrin, et s’est presque fait contaminer par le besoin d’oublier », explique-t-elle. Oublier quoi ? « La croissance des tumeurs cérébrales de ma mère apparues en 2017, à laquelle ce travail répond visuellement », confie la photographe.
Chaque image, comme le titre allemand de l’œuvre le suggère, devient alors un franchissement, un seuil incertain. La série épouse le développement de la tumeur, dans sa logique invasive, floue, insaisissable. On comprend, dès lors, pourquoi les images de Die Tore semblent flotter hors du temps, sans narration linéaire. Ce sont, bien plutôt, des fragments : un scanner médical qui se transforme en gueule béante, des négatifs dans lesquels le ciel parait se fissurer, un lit défait, sans personne, des objets devenus des reliques, une mère qui regarde, et que l’on regarde en retour. Tout se tient entre deux états : un corps et une absence, un cri et un silence, une chose visible et un non-dit.
Une résonance contre le vide
Mais derrière la sidération, une colère sourde se fait entendre. Car cette tumeur aurait pu être évitée. En cause : un médicament hormonal dont les effets secondaires n’auraient pas été suffisamment étudiés chez les femmes. « Dans le milieu scientifique, leur corps est considéré comme trop complexe, variable, cyclique et donc coûterait trop cher pour servir de sujet-test dans l’élaboration de médicaments. Au nom d’une simplification dans les recherches pharmaceutiques, ils sont donc marginalisés. » Die Tore ouvre ainsi un sillon qui mènera vers 40 ans, 70 kg, une série qui dénonce le « data gap » médical. Ici, la photo est un lieu où l’intime ne se réduit pas à une sphère privée, mais devient un point de vue privilégié pour comprendre les violences invisibles qui nous traversent collectivement. « En explorant la maladie de ma mère, je ne traite pas uniquement d’une seule histoire, mais d’un phénomène où le corps devient un territoire assiégé, où la médecine, la science, la croyance et le mystère entrent en collision, prévient-elle. Dans cette idée de seuil, contenue dans le titre, les portes désignent aussi ces repères qui se dissolvent : le temps où la conscience trahit le corps, où l’esprit lutte pour maintenir des liens avec le réel alors même que celui-ci devient instable », poursuit-elle.
Aujourd’hui, Éléa-Jeanne Schmitter fréquente les bancs de l’école Kourtrajmé, où l’importance est justement donnée au collectif, aux formes libres et au décloisonnement, ainsi qu’à l’accessibilité de l’art. « Cela nourrit mon envie de faire dialoguer mes projets avec des publics plus larges, et d’oser hybrider davantage l’image, l’objet et le récit », raconte-t-elle. Depuis ses premiers travaux, elle fait de l’image un territoire de résonance. Pour traverser, comme elle le dit elle-même, les épreuves les plus obscures ; pour répondre à ce qui nous est opaque dans ce monde, et « chercher, même dans l’invisible, des formes d’écho », conclut-elle.