
À travers sa série Faire corps – Journal d’une métamorphose, l’artiste nantaise Elise Jaunet explore la traversée du cancer du sein comme une expérience à la fois intime et politique. Par la photographie, l’écriture et le collage, elle transforme cette épreuve en un acte de création, et le corps meurtri en un territoire de reconquête.
Octobre rose touche à sa fin et il est plus qu’important de rappeler que la sensibilisation ne s’arrête pas au calendrier. Le cancer du sein s’inscrit dans des corps réels, creusés par la peur, la colère et les cicatrices. Avec Faire corps – Journal d’une métamorphose, Elise Jaunet redonne à cette réalité sa chair et sa voix. Quand elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein, l’artiste vient d’avoir 37 ans. Le confinement débute, tout se fige. « Dès le début, j’ai ressenti un puissant désir de transformation et un urgent besoin d’agir pour ne pas succomber à la paralysie, au choc, à l’effroi et pour ne pas laisser l’angoisse et l’anxiété devenir toutes puissantes et m’étouffer », se souvient-elle. À l’hôpital et chez elle, Elise Jaunet commence alors à photographier, presque frénétiquement, afin de rendre compte de la réalité.
Dans cette série, l’artiste mêle photographie, collage, écriture et compose un journal visuel où le corps devient le témoin d’une transformation à la fois physique et symbolique, de la dépossession à la reconquête. Le noir et blanc y domine, comme un refuge. « C’est ce qui me convient le plus pour exprimer mes émotions. Il permet de recentrer le regard sur les courbes, la géométrie, de gommer les détails et de placer le récit hors du temps », précise-t-elle. Il y a ce collage d’un corps rapiécé, métaphore de la lente reconstruction, mais aussi des paysages flous, qui traduisent l’incertitude. Puis, dans un autoportrait marquant, celui du clown, elle dénonce avec ironie le diktat de la féminité imposée aux femmes malades. « Quand j’ai perdu mes cheveux, je n’ai pas souhaité porter de perruque. Pour être remboursée d’un foulard, je devais obligatoirement acheter un serre-tête avec une mèche de cheveux, pour “faire comme si de rien n’était”. J’ai été très en colère. C’était encore une manière d’invisibiliser le cancer », signale-t-elle. Son travail, à la croisée du documentaire et de l’intime, explore cette frontière poreuse entre regard sur soi et regard sur le monde. « On observe toujours la réalité à travers nos filtres. Pour moi, témoigner du cancer ne pouvait se faire qu’à travers ce double mouvement extérieur-intérieur. »



Un corps politique
« Montrer un corps en métamorphose, c’est une manière d’incarner la maladie », affirme Elise Jaunet. Dans une société qui préfère la pudeur à la réalité, son geste devient politique. L’artiste refuse le récit héroïque du « combat » ou les images souvent aseptisées d’Octobre rose. Son corps malade n’est ni lisse ni glamour. Il est humain. « Représenter un corps féminin dépourvu d’érotisme, oser la vulnérabilité, c’est politique. Et c’est aussi un message : vous n’êtes pas seul·es. N’ayons pas honte. » Sophie Calle, Frida Kahlo, Annie Ernaux, Andrée Chedid ou encore Clara Ysé… Les nombreuses références d’Elise Jaunet résonnent ici comme des présences sororales. Comme elles, elle puise dans l’intime pour questionner le politique, dans la douleur pour en extraire du sens. L’art devient un espace d’insurrection et de réparation, où le geste photographique se fait à la fois acte de soin et de révolte.
Mais Faire corps n’est pas seulement un cri de colère. C’est aussi un long travail de réconciliation. La série dessine la lente reconstruction d’un corps blessé. « La photographie m’a permis de redevenir sujet de mon histoire, de retrouver une forme de pouvoir sur ma situation », déclare-t-elle. À travers l’objectif, elle apprend à se revoir, à se reconnaître, à « faire corps » au sens propre et figuré, sans aucune limite. « Tous les moyens étaient bons tant qu’ils servaient le propos et que je suivais la maxime de Virginie Despentes : “Le courage d’être sincère” », confie Elise Jaunet. Cette métamorphose, elle la raconte sans pathos, dans une tonalité aussi pudique que frontale. En citant Audre Lorde, l’artiste rappelle ce qui anime sa démarche : « Je n’ai aucune envie que ma colère, ma douleur et ma peur du cancer se fossilisent en un nouveau silence au point de me priver des forces qui peuvent jaillir de l’expérience une fois celle-ci admise et analysée. » En transformant le silence en image, en parole et en acte, Elise Jaunet métamorphose l’intime en forme de résistance, et c’est bien là où réside toute la force de son travail.



