Fernanda Tafner : les sacrifices qui nous définissent

26 septembre 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Fernanda Tafner : les sacrifices qui nous définissent
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner

Inspirée par l’histoire de sa tante et ses nombreux sacrifices, l’artiste Fernanda Tafner compose Elide, raconte-moi tes rêves. Une plongée intimiste et critique dans la maison qu’elle habitât, et les souvenirs qu’elle renferme encore.

Il y a des décorations de Pâques écaillées par le temps, un poisson bleuté à la gueule béante. Il y a les ruines d’un jardin fleuri, les plantes d’intérieur et les nappes brodées. Et puis il y a les souvenirs, les archives qui racontent un autre temps, une histoire qui s’ébrèche, elle aussi. Dans Elide, raconte-moi tes rêves, Fernanda Tafner se plonge dans le passé de sa tante, née à Rio dos Cedros, au Brésil. « Issue d’une famille modeste de descendant·es italien·nes, elle est la deuxième de neuf enfants. En 1959, elle devient maman célibataire. Quelque mois plus tard, sa propre mère – aussi enceinte – décède avec le bébé pendant l’accouchement. Je n’arrive pas à imaginer la douleur et la difficulté de ce moment dans la vie de la famille. Quelques années après, elle perd aussi son père et élève seule sa fille, ses frères et sa sœur », raconte-t-elle.

Elle-même née au Brésil, la photographe grandit profondément marquée par les paysages et le multiculturalisme de son pays d’origine, tout en ressentant une sensation « d’étrangeté » qu’elle ne parvient à adresser qu’en s’installant à Paris. « J’y suis depuis une quinzaine d’années. Ici, j’apprends à construire un “moi” solide aux ailes larges et souples », confie-t-elle. Ce tiraillement, elle le questionne également à travers sa pratique, en développant une œuvre « entre expérimentation et analyse », rythmée par le pouvoir de l’imaginaire. Loin de se limiter à la représentation réaliste du monde, elle tisse des liens, interroge la temporalité, joue du symbolisme des couleurs, de la force de la mémoire pour construire des récits où s’entrechoquent les voix et les émotions.

Un récit intimiste transcendant les époques

Elide décède en décembre 2018 alors qu’elle partait à vélo pour aiguiser un couteau de jardinage. Entre 2019 et 2022, Fernanda Tafner visite la maison de sa tante à quatre reprises. D’abord pour « garder des traces », puis pour tenter d’en savoir plus sur cette femme adulée par la famille, admirée pour son dévouement sans limites. « Elle a eu une vie d’abnégation et de sacrifice, entre l’intense travail domestique, les heures au champ pour l’agriculture familiale et son emploi en tant qu’ouvrière dans l’industrie textile locale. Les hommes de la famille ont pu faire des études. Sa sœur s’est mariée et est partie. Elide est restée. Je n’ai jamais vu ma tante se poser, à part peut-être pour manger ou prier », confie l’artiste. Pourtant, sur place, elle tâtonne, tourne en rond, ne découvre rien. Pire : « plus j’avançais dans le projet, plus je me rendais compte que la problématique de l’abnégation touchait aussi mon histoire personnelle, comme celle d’une grande partie des femmes que je côtoie. Cela a provoqué pas mal d’inquiétude, d’indignation », explique-t-elle. Une servitude louée, une existence ponctuée de sacrifice dont l’adulation la gêne profondément.

Frustrée, elle s’oriente vers une autre narration, ajoutant son propre regard, sa propre identité à l’espace qu’elle arpente. La maison, son âme se mêlent alors à ses propres ressentis, et parviennent enfin à devenir source d’inspiration. Des fouilles dans les archives familiales aux tentatives de dialogue avec sa tante, des objets – précieux fragments mémoriels – au jardin chéri par Elide, les photographies de Fernanda Tafner forment un récit intimiste transcendant les époques. N’hésitant pas à transformer les souvenirs pour mieux se les réapproprier – comme cette décoration à l’effigie d’un poisson coloré avec une tonalité trouvée dans une carte de prière de sa tante – l’artiste transgresse le réel pour mieux faire part de ses sentiments. En résulte un conte fragile aux nuances sociales, politiques et poétiques. Les retrouvailles complexes avec une histoire perdue, restée trop longtemps dans le silence. Une histoire qu’il faut à présent réapprivoiser.

© Fernanda Tafner

© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
© Fernanda Tafner
Explorez
Extrême Hôtel : voyage dans l’œuvre intime et colorée de Raymond Depardon
Italie, Sicile, Taormine, 1981 © Raymond Depardon / Magnum Photos
Extrême Hôtel : voyage dans l’œuvre intime et colorée de Raymond Depardon
Après huit mois de travaux pour rénovation, le Pavillon populaire de Montpellier rouvre ses portes. À cette occasion, le musée...
10 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Twist : les basculements du regard de Grade Solomon
© Grade Solomon
Twist : les basculements du regard de Grade Solomon
Grâce à l'impression risographie, Grade Solomon raconte les formes de vie et les états d’âme dans ce qu’ils ont de familier et de...
09 décembre 2025   •  
Écrit par Milena III
Kincső Bede : Déshéritée
© Kincső Bede
Kincső Bede : Déshéritée
Dans son livre Porcelain and Wool, Kincső Bede se réapproprie son identité transverse par des objets, des lieux et des tissus de la...
04 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Mouche Books édite son premier livre photo-poésie Selfportraits
© Lena Kunz
Mouche Books édite son premier livre photo-poésie Selfportraits
La revue Mouche, qui fait dialoguer le 8e art avec la poésie depuis quatre ans, lance sa maison d’édition Mouche Books avec comme premier...
27 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Julie Jones est nommée directrice de la Maison européenne de la photographie
Julie Jones © Agnès Geoffray
Julie Jones est nommée directrice de la Maison européenne de la photographie
Le conseil d’administration de la Maison européenne de la photographie vient de révéler le nom de sa nouvelle directrice : il s’agit de...
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
4 livres photo, signés Fisheye Éditions, à (s’)offrir à Noël
© Boby
4 livres photo, signés Fisheye Éditions, à (s’)offrir à Noël
Offrir un ouvrage à Noël est toujours une belle manière d’ouvrir des portes sur de nouveaux univers. À cet effet, nous avons...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Bernard Plossu : Naples à hauteur d'âme
© Bernard Plossu
Bernard Plossu : Naples à hauteur d’âme
Présentée à la galerie Territoires Partagés jusqu'au 31 janvier 2026, Les Napolitains de Bernard Plossu marque un tournant dans le...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina