Inspirée par l’histoire de sa tante et ses nombreux sacrifices, l’artiste Fernanda Tafner compose Elide, raconte-moi tes rêves. Une plongée intimiste et critique dans la maison qu’elle habitât, et les souvenirs qu’elle renferme encore.
Il y a des décorations de Pâques écaillées par le temps, un poisson bleuté à la gueule béante. Il y a les ruines d’un jardin fleuri, les plantes d’intérieur et les nappes brodées. Et puis il y a les souvenirs, les archives qui racontent un autre temps, une histoire qui s’ébrèche, elle aussi. Dans Elide, raconte-moi tes rêves, Fernanda Tafner se plonge dans le passé de sa tante, née à Rio dos Cedros, au Brésil. « Issue d’une famille modeste de descendant·es italien·nes, elle est la deuxième de neuf enfants. En 1959, elle devient maman célibataire. Quelque mois plus tard, sa propre mère – aussi enceinte – décède avec le bébé pendant l’accouchement. Je n’arrive pas à imaginer la douleur et la difficulté de ce moment dans la vie de la famille. Quelques années après, elle perd aussi son père et élève seule sa fille, ses frères et sa sœur », raconte-t-elle.
Elle-même née au Brésil, la photographe grandit profondément marquée par les paysages et le multiculturalisme de son pays d’origine, tout en ressentant une sensation « d’étrangeté » qu’elle ne parvient à adresser qu’en s’installant à Paris. « J’y suis depuis une quinzaine d’années. Ici, j’apprends à construire un “moi” solide aux ailes larges et souples », confie-t-elle. Ce tiraillement, elle le questionne également à travers sa pratique, en développant une œuvre « entre expérimentation et analyse », rythmée par le pouvoir de l’imaginaire. Loin de se limiter à la représentation réaliste du monde, elle tisse des liens, interroge la temporalité, joue du symbolisme des couleurs, de la force de la mémoire pour construire des récits où s’entrechoquent les voix et les émotions.
Un récit intimiste transcendant les époques
Elide décède en décembre 2018 alors qu’elle partait à vélo pour aiguiser un couteau de jardinage. Entre 2019 et 2022, Fernanda Tafner visite la maison de sa tante à quatre reprises. D’abord pour « garder des traces », puis pour tenter d’en savoir plus sur cette femme adulée par la famille, admirée pour son dévouement sans limites. « Elle a eu une vie d’abnégation et de sacrifice, entre l’intense travail domestique, les heures au champ pour l’agriculture familiale et son emploi en tant qu’ouvrière dans l’industrie textile locale. Les hommes de la famille ont pu faire des études. Sa sœur s’est mariée et est partie. Elide est restée. Je n’ai jamais vu ma tante se poser, à part peut-être pour manger ou prier », confie l’artiste. Pourtant, sur place, elle tâtonne, tourne en rond, ne découvre rien. Pire : « plus j’avançais dans le projet, plus je me rendais compte que la problématique de l’abnégation touchait aussi mon histoire personnelle, comme celle d’une grande partie des femmes que je côtoie. Cela a provoqué pas mal d’inquiétude, d’indignation », explique-t-elle. Une servitude louée, une existence ponctuée de sacrifice dont l’adulation la gêne profondément.
Frustrée, elle s’oriente vers une autre narration, ajoutant son propre regard, sa propre identité à l’espace qu’elle arpente. La maison, son âme se mêlent alors à ses propres ressentis, et parviennent enfin à devenir source d’inspiration. Des fouilles dans les archives familiales aux tentatives de dialogue avec sa tante, des objets – précieux fragments mémoriels – au jardin chéri par Elide, les photographies de Fernanda Tafner forment un récit intimiste transcendant les époques. N’hésitant pas à transformer les souvenirs pour mieux se les réapproprier – comme cette décoration à l’effigie d’un poisson coloré avec une tonalité trouvée dans une carte de prière de sa tante – l’artiste transgresse le réel pour mieux faire part de ses sentiments. En résulte un conte fragile aux nuances sociales, politiques et poétiques. Les retrouvailles complexes avec une histoire perdue, restée trop longtemps dans le silence. Une histoire qu’il faut à présent réapprivoiser.