Avec le très surprenant Caligo (2023), Gareth Phillips s’attaque à une entreprise redoutable : envisager l’avenir de l’espèce humaine sous l’angle d’un accaparement des ressources allant bien au-delà du globe terrestre.
Un groupe de personnes échappe miraculeusement à une catastrophe climatique, et cherche asile sur un Éden extraterrestre, dénommé Caligo. Cette planète imaginaire, épargnée jusque-là par les humains, est verdoyante, luxuriante, sauvage. Cet environnement, qui s’apprête à être colonisé à son tour et contrôlé par les plus aisé·es, qu’adviendra-t-il de lui ? « Il est inévitable qu’une poignée d’êtres fortunés s’empare d’un astre tel que Caligo, ce qui m’amène à me demander ceci : l’humanité – ou les privilégié·es en question – tirera-t-elle les leçons des erreurs terribles déjà commises dans la gestion écologique ? Ou continuera-t-elle à agir comme une sauterelle, à exploiter et à détruire une nouvelle abondance intacte ? » S’il semble porter à première vue sur les conséquences climatiques, l’ouvrage de Gareth Phillips – qui était revenu pour nous sur l’une de ses images – se réfère ainsi plus largement au colonialisme, voire même à la condition humaine et à sa mortalité.
Toutes ces questions, l’auteur les a retournées dans son esprit mille fois alors qu’il visitait l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, qui lui apparaît comme un nouveau monde, laissé intact par l’humain. Son ensemble d’œuvres a donc trouvé sa source dans ce panorama irréel, trace ultime de ce qu’il demeure de la beauté immaculée de la Terre – et de ce à quoi elle ressemblait auparavant, si l’on suit la temporalité de la fiction racontée par le photographe. « Caligo est ma contribution à ces archives, déclare-t-il. Le livre est lié à cette idée de la conquête d’une planète inconnue et au changement climatique, mais c’est aussi une célébration de notre paysage. »
L’avenir de l’humain et sa mise en péril de la planète
« L’humanité ne reconnaît la majesté d’un environnement vierge qu’après l’avoir consumé », déplore l’auteur. Le « monde développé », ignorant quant aux effets de l’industrialisation impériale et capitaliste, se met lui-même en péril en entraînant dans sa chute l’ensemble de la planète. Il continue pourtant, coûte que coûte, sa destruction massive et sa colonisation de tout espace. Comment, alors, envisager l’avenir ? En recherche constante d’une forme d’honnêteté profonde à travers ses sujets, Gareth Phillips, qui a travaillé pendant plus de quinze ans en tant que photographe documentaire, se libère aujourd’hui des sentiers battus pour dépeindre autrement la vérité qu’il tente de transmettre. Précisément, il l’affirme, pour « montrer la force de ce qu’(il) tente de dire ».
Un livre d’art à la fois photographique et sculptural
Et pour conter cette histoire fictive, l’auteur n’a pas voulu l’aborder en faisant abstraction du support qui la donne à voir. Si Arina Essipowitsch proposait déjà des mosaïques de clichés de paysages dépliables et repliables à l’infini, Gareth Phillips conçoit désormais le livre-photo-sculpture. Véritable voyage spatial, il faut pouvoir l’imaginer : accroché à un mur, l’ouvrage peut être déployé sur plus de quatre mètres de long. Il existe aussi en format horizontal, portatif et plus petit. « Chacune de ces versions est « finie », mais aucune ne pourrait l’être sans l’autre. C’est cela qui alimente ma recherche sur la notion de processus et la validité de chaque acte créatif qui nous mène, justement, à “l’achèvement” », détaille-t-il. Meilleure manière pour lui d’expérimenter ses idées, ce format inédit lui permet d’explorer les amalgames entre le 8e art et d’autres pratiques, dans le but de faire évoluer la présentation des récits d’images. « Bien que j’apprécie et respecte énormément la lignée historique du livre photo, confie-t-il, je me suis souvent demandé pourquoi la forme n’avait pas changé dans le temps et dans l’espace. » Précurseur dans la confrontation avec les limites du médium, Gareth Phillips offre aux éléments de la narration un aspect physique, voire sculptural, et creuse ainsi considérablement la profondeur de l’expérience visuelle.