Publié chez Fraglich Publishing, Gülistan nous plonge dans les archives d’un couple dont nous ne savons rien si ce n’est qu’il avait pour habitude de fréquenter les restaurants d’Istanbul. Dans les années 1960 et 1970, certains établissements de la ville offraient un service photo qui s’est immiscé dans de nombreux albums de famille.
Dans un recueil de couleur bleu ciel se découvrent d’anciens tirages en noir et blanc. Le premier d’entre eux donne à voir un couple souriant, le jour de son mariage. Sur le second, il pose avec une petite fille. La joie se lit sur les visages et ne faiblit pas malgré les années qui défilent. De fait, sur les clichés qui suivent, Kenan et Filiz ont quelques rides supplémentaires. Les modes ont visiblement changé, et les coiffures ont pris du volume quand les chevelures ne se sont pas dégarnies. Au fil des pas de danse, des cigarettes, des verres et des embrassades, des proches réapparaissent çà et là sur les images. L’ambiance semble toujours à la fête. « En réalité, je ne sais pas qui sont ces personnes. Je n’ai pas d’informations sur elles, pas même leur véritable nom. J’ai choisi les plus courants dans le registre des naissances des années 1930, ce qui correspond à la période à laquelle elles sont nées », reconnaît Lukas Birk.
Remettre en question les perceptions
Le photographe autrichien, également chercheur et éditeur, a fait des archives des zones de conflits son sujet de prédilection. « Cela signifie que je crée activement des collections d’images dans des régions dépourvues d’archives photographiques et que, localement, je collabore avec des spécialistes et des artistes pour développer des récits à partir de ces collections », explique-t-il. Un dimanche, alors qu’il partageait sa passion pour les marchés aux puces avec Natasha Christia, qui l’aidait à préparer une exposition à Istanbul, la conservatrice lui indique le nom d’un vendeur. « Elle ne m’a pas dit grand-chose, mais m’a donné sa carte de visite. Plus tard, je me suis rendu dans son petit magasin, un espace de stockage dans une ruelle du quartier de Şişli. Il s’est avéré qu’il avait des dizaines de boîtes de photos. Parmi elles se trouvaient les archives d’un couple qui est devenu Gülistan. Elles contenaient de magnifiques cartes pliées, produites par des casinos, des restaurants et des bars », indique-t-il.
Dans les années 1960 et 1970, plusieurs établissements d’Istanbul proposaient ce service. « Il s’agit d’un chapitre important de l’histoire de la photographie professionnelle, souligne Lukas Birk. Pendant que le photographe capturait ces moments, quelqu’un dans une chambre noire développait rapidement les images. Elles devaient être prêtes au moment où les convives terminaient leur dîner ou leur soirée. Chaque lieu disposait de ses propres dossiers joliment conçus. » Reprenant le nom d’un restaurant, qui signifie « terre des roses », Gülistan donne ainsi à voir les fac-similés en taille réelle de documents originaux. Ceux-ci témoignent d’une ville moderne, influencée par l’Occident, et offrent une fenêtre sur la vie d’un segment de la société. « Aujourd’hui, on ne croise plus ces photographes, et ce type de divertissement n’est plus populaire. Toutefois, on m’a dit que dans les régions skiables de Turquie, un tel service, au téléobjectif, existerait encore ! », précise-t-il.
L’ouvrage, pensé comme une forme de « résistance subtile aux forces conservatrices actuelles en Turquie », a été édité localement afin que la population puisse y avoir accès. « Cette approche fait partie de mon éthique, en particulier lorsque je travaille dans des régions économiquement faibles où il n’est pas possible d’importer de beaux-livres européens coûteux. Là-bas, les gens reconnaissent immédiatement l’intérêt de ce livre : beaucoup d’entre eux possèdent des dossiers de photos similaires de leurs parents ou grands-parents », assure Lukas Birk. À l’internationale, Gülistan se présente comme un instantané de la vie sur place, à une époque précise, et esquisse d’autres réalités, parfois méconnues. « Regardez ces danseuses du ventre, la joie palpable d’une foule que certaines personnes auraient pu stéréotyper comme étant visuellement conservatrice. Cela remet en question ces perceptions », conclut notre interlocuteur.