Comment représenter un pays de façon juste et nuancée, loin des clichés véhiculés autour de ce dernier ? L’impressionnant Île Brésil de Vincent Catala, publié en octobre 2025 aux éditions Dunes, nous montre l’exemple. S’attachant à représenter la réalité démographique et psychogéographique du pays, le photographe français réunit en ce livre plus de dix ans de prises de vue. Faisant également l’objet d’une exposition, découvrez ce travail d’une rare finesse à la Galerie Vu’ jusqu’au 18 octobre 2025.
En 2012, Vincent Catala pose ses bagages au Brésil, sans savoir qu’il ne le quitterait plus. D’abord installé dans la zone ouest de Rio de Janeiro, le photographe français découvre une ville à mille lieues de l’image qu’il s’en était faite. « J’étais à 60 km de Copacabana, au milieu de nulle part, il n’y avait rien aux alentours, juste de petits immeubles », décrit-il. Il entreprend alors de documenter ces espaces qui l’entourent et déambule à travers le pays, armé de sa chambre photographique et assisté par des motoboys avec lesquels il se lie d’amitié. L’idée ? Rompre avec « la représentation binaire, paradis-misère, qu’on a du Brésil » et en montrer l’aspect « ordinaire, quotidien, gris ».
Axant son travail sur les rapports entre centres urbains et leurs périphéries, Vincent Catala se concentre sur trois territoires : la zone ouest de Rio de Janeiro, São Paulo et Brasilia. Pendant près de dix ans, il en capture les paysages et saisit les visages de ceux et celles qui les habitent. En résulte le saisissant Île Brésil, tout juste publié aux éditions Dunes.
Solitude insulaire
« On voit souvent le Brésil représenté dans le mouvement et l’ébullition. Pour avoir vécu dans le Brésil de l’intérieur, c’est au contraire un pays de très grand silence et de très grande solitude », témoigne Vincent Catala. Ses photographies de paysages vides, parfois juste animés de quelques silhouettes, révèlent ce calme et ce sentiment d’esseulement qui traversent le pays. Ces vastes étendues faiblement peuplées illustrent, a contrario des idées reçues, la réalité démographique d’une grande partie du territoire. « Au Brésil, il y a des dilutions urbaines très fortes. Et dès qu’on s’éloigne du centre, on se retrouve tout à coup dans des endroits très peu habités, où il n’y a pas d’espace public », explique l’artiste.
Pour incarner cette solitude, Vincent Catala fait dialoguer, dans son livre, ces espaces avec des portraits de personnes posant seules, le regard perdu au loin ou fixant la caméra. Se dépliant comme une frise, le leporello – livre accordéon – crée une forme de continuité entre ces deux types de photographies. Plus encore, il reflète l’unité du pays : si l’ouvrage recouvre trois territoires distincts, il les mélange entre eux, sans légende, de façon à ce qu’on ne puisse les dissocier. Le format du leporello, qui se déploie sans rupture entre les pages, permet de figurer presque physiquement cette cohésion territoriale, en réponse à cette vision répandue du Brésil comme une nation morcelée. Bien au contraire, ces terres, malgré leurs disparités « partagent le même ADN, la même histoire, notamment coloniale », avance le photographe. Au fil des années, il leur découvre même un dénominateur commun : leur caractère insulaire. « On y perd le rapport à l’espace. C’est un endroit qui est un peu en dehors des grands flux mondiaux. D’un côté, il est bordé par l’océan, de l’autre, par une forêt immense. C’est aussi un pays qui parle portugais, dans un continent hispanophone », développe-t-il. Une idée qui l’anime au point d’en faire le titre de son ouvrage.
188 pages
90 €
Le dessous des images
Dans son texte de présentation d’Île Brésil, l’écrivain João Paulo Cuenca rappelle le cri de désespoir poussé par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, alors qu’il apprend l’incendie du Musée national de Rio de Janeiro en 2018 : « Voici un pays où gouverner revient à créer des déserts », s’était-il exclamé. Mais cela, il faut du temps pour s’en rendre compte, soutient Vincent Catala : « C’est assez dur à voir, mais au bout d’un moment, ça saute aux yeux. Par exemple, quand je suis arrivé à Brasilia, les habitants m’ont pointé du doigt la manière dont la ville et ses périphéries ont été organisées. Tout est fait pour mettre à distance le citoyen », explique-t-il. Et de poursuivre : « Quand je suis arrivé à Rio, le maire préparait les Jeux olympiques de 2016. Afin de construire un hippodrome, il a procédé à l’expulsion d’une grande partie de la population de trois favelas, ou “occupations”. Elle a été déplacée dans des endroits sans aucun transport public, coupée de tout », développe-t-il. Ainsi ses images se font-elles le reflet de l’histoire politique et économique du pays.
Or, c’est en inscrivant son travail dans la durée que l’artiste a pu se familiariser avec le dessous de ces paysages, et plus encore, avec celles et ceux qui les habitent. Sondant la psychogéographie du pays, soit l’effet du milieu sur les émotions et le comportement d’un individu, il considère le moment de prise de vue comme un temps d’échange avec les personnes dont il fait le portrait. Équipé d’une chambre photographique, il parvient à créer avec elles et eux une certaine intimité, notamment grâce au long temps de pose parfois nécessaire. Lui offrant « une circularité de transmission, de [lui] vers l’image, et de l’image vers [lui] », ce choix d’appareil permet à l’artiste de donner une densité particulière à ses clichés et de trouver la bonne distance avec ses modèles. Élément essentiel à son travail, car « après tout, le sujet [du livre], c’est eux ». Mais c’est aussi la nuance, la justesse, deux qualités que Vincent Catala s’avère maîtriser avec brio.