Kyotographie abolit les frontières

04 mai 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Kyotographie abolit les frontières

Au cœur de la capitale culturelle du Japon, le festival Kyotographie a choisi « Border » comme thème pour sa 11e édition. Multipliant les mises en scène originales et se nourrissant de l’aura de certains lieux, l’événement dédié à la photographie contemporaine dévoile, jusqu’au 14 mai 2023, 18 expositions sublimées par les écrins qui les accueillent. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Depuis 2012, chaque printemps, la ville de Kyoto se pare d’installations photographiques et d’expérimentations visuelles. Au cœur de la cité japonaise à l’histoire millénaire émergent des expositions habitées par un désir commun : tisser des liens entre tradition et innovation, entre l’Archipel et le reste du monde. Initié par Lucille Reyboz et Yusuke Nakanishi, Kyotographie a choisi pour sa 11e édition une thématique qui se décline en de multiples sens – géographique, social, intime, expérimental… : « Border » (« Frontière »). Cette ligne de démarcation se révèle, se déchire et s’abolit au fil des événements, créant des résonances évidentes avec l’état du monde. Pour mieux les appréhender, les codirecteurices présentent des imaginaires complexes et variés. Ceux de Kazuhiko Matsumura, Mabel Poblet, Roger Eberhard, Gak Yamada, Ishiuchi Miyako & Yuhki Touyama, Yu Yamauchi, Paolo Woods & Arnaud Robert, Yuriko Takagi, Coco Capitán, César Dezfuli, Boris Mikhaïlov, Dennis Morris, Joana Choumali ou Inma Barrero ainsi que les lauréat·es de World Press Photo. Croisant les écritures et les émotions, les questionnements et les engagements, tous et toutes conçoivent des parcours rythmés par le souffle de notre planète vibrant de manière universelle, comme au plus profond de l’être. Une immersion rendue possible par l’incroyable travail des scénographes qui font dialoguer les œuvres des photographes avec les traditions et la spiritualité des lieux kyotoïtes.

« Chaque exposition est pensée par un·e scénographe. Nous essayons toujours de connaître les rêves les plus fous des artistes que l’on accueille et de faire en sorte que ceux-ci se réalisent », précise Lucille Reyboz. Rivalisant de créativité pour respecter les règles d’accrochage dans ces lieux sacrés, les artisan·es semblent fusionner avec les images des artistes. Coffrets en bois rétroéclairés ; panneaux coulissants gigantesques ; clichés brillants contrastant avec un noir total ; tirages posés à même le sol, imprimés sur les murs ou tombant du plafond le long d’un papier délicat… À Kyotographie, les mises en scène conduisent à une certaine transcendance. Jouant avec les époques, les outils ultramodernes soulignent subtilement la splendeur atemporelle des temples. Une splendeur qui nous happe pour mieux nous transporter dans un univers où les frontières s’effacent…

© Joana Choumali© Roger Eberhard

© à g. Joana Choumali, à d. Roger Eberhard

L’instinct et l’instant

Au temple zen Ryosokuin étincellent les œuvres uniques de Joana Choumali. Suite au décès de sa mère, la photographe venue d’Abidjan s’est lancée dans la création de la série Alba’hian (Première lumière du jour). Chaque matin, elle se promène, appareil en main. « Alors que je travaillais, j’ai réalisé que mes émotions jaillissaient, comme si mon paysage intérieur fusionnait avec l’extérieur. Je me sens extrêmement chanceuse d’avoir pu traverser ce deuil en réalisant ce projet. Ça m’a sauvée », confie-t-elle. Poursuivant l’expérience dans plusieurs villes d’Afrique, l’artiste façonne un monde onirique, se laissant guider par l’instinct et l’instant. Un mot, une conversation, un morceau de musique… Saisissant au vol des fragments de poésie ordinaire, elle les pare ensuite de broderie et de fils d’or, jouant avec le collage et la surimpression pour mieux les révéler. « La vie est un bien précieux, et parfois je ressens le besoin de le souligner à l’aide de ces touches dorées », ajoute-t-elle. Une démarche touchante qui s’épanouit dans des écrins de bois élégants disposés en arc de cercle dans l’une des salles du temple – une mise en scène imaginée par Hiromitsu Konishi. Un écho délicat au voyage spirituel entrepris par la photographe.

C’est aussi le deuil qui unit Ishiuchi Miyako et Yuhki Touyama. Au Kondaya Genbei, une maison traditionnelle spécialisée dans le nishijin obi, les ceintures de kimono, toutes deux instaurent un dialogue intimiste et rendent hommage à ces femmes qui leur ont tant apporté. Véritable fusion, mise au point par ICADA / studio t.a.s.s.e., entre les images de l’une, tapissant les murs du lieu, et les tirages de l’autre, les chevauchant, leurs histoires s’entremêlent et interrogent les notions de mémoire, d’héritage et d’amour.

© Kyoto Shimbun Newspaper

© Kyoto Shimbun Newspaper

Trip hallucinatoire

Mais la modernité séjourne aussi au festival. Roger Eberhard, épaulé par Stefano Stoll, directeur de Vevey Images, expose sa collection d’opercules de pots de crème – une tradition typiquement suisse. À l’arrivée, nous voici plongé·es dans l’image, étirée à l’extrême à travers un agrandissement de la trame d’impression transformant le cliché initial en un ensemble de points rouges, jaunes et bleus. À travers l’humour de son installation, l’artiste soulève aussi des questions importantes : « Les paysages stéréotypés représentés sont finalement des endroits en voie de disparition, imprimés sur du plastique ! Escapism traite aussi bien de l’histoire suisse que de la fragilité de notre monde », confie- t-il. Enfin, c’est au Kurochiku Makura Building que Paolo Woods et Arnaud Robert nous proposent une immersion délirante dans l’univers de l’industrie pharmaceutique. Partout dans le monde, le photographe et le journaliste ont enquêté sur nos rapports aux médicaments. Dépression, maladies rares, viagra, trouble du comporte- ment, testostérone, remède le plus cher au monde… Des plaquettes vides craquent sous nos pas que des sourires aux dents blanches guident. L’exposition nous emporte dans un tourbillon d’histoires invraisemblables. Étouffant, le décor, pensé par François Hébel, commissaire de l’exposition, nous enveloppe dans un constat peu rassurant : celui d’une société accro à l’artificialité des émotions, faisant irruption dans nos cerveaux à coups de seringues et de pilules.

« Si la thématique de cette année repose sur les frontières, il s’agit surtout pour nous de les abolir. Nous souhaitons faire en sorte que les gens se sentent vivants, qu’ils ressentent les émotions. Comme un pèlerinage », résume Lucille Reyboz. Remarquable par ses mises en scène aussi singulières qu’immersives, la 11e édition de Kyotographie affirme à nouveau sa pertinence dans le paysage de la photographie contemporaine.

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #59, bientôt disponible.

© Yuhki Touyama

© Yuhki Touyama

© Ishiuchi Miyako© Dennis Morris

© à g. Ishiuchi Miyako, à d. Dennis Morris

© Boris Mikhailov, VG Bild-Kunst, Bonn

© Boris Mikhailov, VG Bild-Kunst, Bonn

Image d’ouverture : © Joana Choumali

Explorez
Le ministère de l’Aménagement du territoire fête les 80 ans de la Libération
Megapolis, Puteaux, 2025 © Aleksander Filippov
Le ministère de l’Aménagement du territoire fête les 80 ans de la Libération
À l’occasion des 80 ans de la Libération, les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique ont lancé...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les coups de cœur #558 : Marina Viguier et Emma Tholot
Carmela, série Carmela © Emma Tholot
Les coups de cœur #558 : Marina Viguier et Emma Tholot
Marina Viguier et Emma Tholot, nos coups de cœur de la semaine, explorent la théâtralité comme outil de résistance, de liberté et de...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
© Julie Wintrebert, Crazy Beaches, 2024 / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, pour la rentrée, les pages de Fisheye se mettent au rythme du photojournalisme, des expériences...
07 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
© Bohdan Holomíček
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
Créé en 2022, le Prix Viviane Esders rend hommage à des carrières photographiques européennes souvent restées dans l’ombre. Pour sa...
06 septembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
© Valérie Belin
Le 7 à 9 de Chanel : Valérie Belin et la beauté, cette quête insoluble
L’heure des rencontres « 7 à 9 de Chanel » au Jeu de Paume a sonné. En cette rentrée, c’est au tour de Valérie Belin, quatrième invitée...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Ana Corderot
La sélection Instagram #524 : espaces intimes
© Sara Lepore / Instagram
La sélection Instagram #524 : espaces intimes
La maison se fait à la fois abri du monde et porte vers le dehors, espace de l’intime et miroir de nos modes de vie. Les artistes de...
16 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
5 coups de cœur qui témoignent d'un quotidien
I **** New York © Ludwig Favre
5 coups de cœur qui témoignent d’un quotidien
Tous les lundis, nous partageons les projets de deux photographes qui ont retenu notre attention dans nos coups de cœur. Cette semaine...
15 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les images de la semaine du 8 septembre 2025 : amour et déplacements
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Les images de la semaine du 8 septembre 2025 : amour et déplacements
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, l’amour et les déplacements, quels qu’ils soient, ont traversé les pages de Fisheye. Ceux-ci se...
14 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet