Coup de projecteur sur huit femmes photoreporters au musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin de Paris. Inaugurée le 8 mars, Femmes photographes de guerre nous confrontent aux conflits et problématiques de notre siècle. Une exposition hommage aux héroïnes de l’ombre à découvrir jusqu’au 31 décembre 2022.
Avril 2004. CBS diffuse l’image d’un détenu irakien cagoulé, forcé de se tenir sur un carton au sein de la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Ses organes génitaux et ses mains reliés à des fils électriques. Un pas de travers, et c’est l’électrocution. Ce cliché continue de marquer les esprits et prouve – s’il le fallait encore – l’utilité du médium photographique. Sur le terrain, la réalité est tout aussi atroce en temps de guerre. « Les images du front doivent d’abord informer les dirigeants et les militaires du déroulement du conflit, confirmer la légitimité des missions face à la population, renforcer le moral des troupes et affaiblir celui de l’ennemi », annoncent Anne-Marie Beckman et Félicite Korn, respectivement directrice de la Fondation pour la photographie à la Deutsche Börse à Francfort, et conseillère du directeur général au sein du Kunstpalast, à Düsseldorf. Si la photographie de guerre apparaît presque en même temps que le procédé technique – au milieu du 19e siècle – il faudra attendre la Première Guerre mondiale pour découvrir les premiers clichés réalisés par des femmes. Encore sous-estimé, l’apport des femmes photographes dans le domaine du reportage de guerre est pourtant non négligeable. En témoigne l’exposition inédite Femmes Photographes de Guerre, inaugurée ce mardi 8 mars au musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin.
© Gerda Taro / Courtesy International Center of Photography
Just treat me like one of the boys
Et en cette journée internationale des droits des femmes, ce sont huit femmes photographes de guerre qui ont été célébrées au sein du musée d’histoire. « Nous avons choisi des femmes photographes reconnues ayant couvert des conflits différents. Différents dans le temps comme dans l’espace, annonce Sylvie Zaidman, historienne, commissaire de l’exposition et directrice du musée. Les images de Lee Miller, Gerda Taro, Catherine Leroy, Christine Spengler, Françoise Demulder, Susan Meiselas, Anja Niedringhaus et Carolyn Cole présentent les spécificités des conflits des 20e et 21e siècles et confrontent le spectateur à la violence. Elles photographient souvent des hommes, parce que les combattants sont des hommes, mais développent une certaine sensibilité envers les femmes et enfants combattants. Face à leurs homologues masculins, elles ont plus de facilité à s’approcher des réfugiés et des victimes civiles. »
Faut-il tout montrer ? N’est-il pas indécent de regarder la souffrance ? Qu’en est-il de la diffusion dans la presse, et de la réception du public ? Gerta Phorylle, alias Gerda Taro (1910-1937) a choisi de photographier les opérations militaires au plus près, sur le front de Cordoue, en 1936 durant la guerre civile en Espagne par exemple. Outre les cadavres défigurés, la photographe allemande a immortalisé l’entraînement des femmes soldats républicaines ou la foule patientant devant les portes de la morgue de Valence. Empreints d’humanisme, ses clichés publiés pour Vu ou la revue Regards confirment son engagement dans la résistance antifasciste. Pionnière du photojournalisme, Gerda Taro est tuée sur le front de Brunete en 1937. L’œuvre de la photographe a longtemps été éclipsée par son compagnon d’alors, Robert Capa.
« Just treat me like one of the boys ». Telle est la réponse de la photographe américaine Lee Miller (1907-1977) lorsqu’on lui demande ses dispositions pour travailler aux côtés d’hommes. Nous sommes en 1942, et elle est enfin accréditée par l’armée américaine pour couvrir la Seconde Guerre mondiale. Sa première mission consiste à photographier un hôpital de campagne en Normandie – « un sujet convenable pour une correspondante femme », commente Felicity Korn. Éclairage inhabituel, influences surréalistes… Le résultat surprend et lui permet d’aiguiser encore son regard. Qu’elle capture l’euphorie de la libération, les femmes tondues pour avoir eu une liaison avec un soldat allemand ou encore la porte d’entrée de Buchenwald, Lee Miller a souvent recours au cynisme. Son arme pour tenter d’assimiler les horreurs de la guerre. Publiés dans dix-huit numéros de Vogue, ses reportages ne seront découverts par son fils qu’à sa mort, en 1977. Le célèbre portrait de Lee Miller dans la baignoire d’Hitler restera désormais un symbole fort de son écriture acérée.
© Catherine Leroy / Dotation Catherine Leroy
Secouer et réveiller
Du Vietnam au Liban, Catherine Leroy (1944-2006) immortalise la brutalité des conflits avec empathie et proximité. Petite et menue, elle s’approche au plus près des soldats. Elle est aussi une des rares à sauter en parachute. Celle qui s’est rendue au Vietnam sans formation photo à 21 ans, et un seul dollar en poche, a ensuite multiplié les commandes pour Associated Press, Life ou encore Paris Match. Son image la plus célèbre restera sans doute celle de l’aide-soignant américain Vernon Wike portant assistance à un marine mortellement touché. Au premier plan de ce cadre apocalyptique, herbes et tiges écrasées. Face à nous, un homme angoissé de la mort, lance des supplications silencieuses.
Tout comme Catherine Leroy, Christine Spengler (née en 1945) a développé une profonde empathie dans ses reportages. C’est en 1970, au cours d’un voyage au Tchad qu’elle découvre sa vocation : « devenir correspondante de guerre et témoigner des causes justes ». Irlande du Nord, Vietnam, Cambodge, Sahara occidental, Iran, Nicaragua, Salvador, Liban, Afghanistan, Irak… La photographe française a couvert plus de conflits qu’aucun homme. Loin du sensationnalisme, elle préfère documenter les conséquences directes de la guerre sur les populations civiles. Elle photographie notamment femmes et enfants, à la fois parties prenantes et victimes de ses conflits sanglants. Plutôt que des cadavres, elle photographie des jeunes s’amusant avec des douilles d’obus, des femmes armées défendant leur maison ou encore Phnom Penh post-bombardement. Des images puissantes qui dérangent tout autant.
« Avec des photos tu peux secouer et réveiller. La seule chose que je puisse faire est de montrer au reste du monde ce qu’il se passe réellement », déclarait Françoise Demulder en 1977. La photographe française (1947-2008) a elle aussi choisi de porter son regard sur la souffrance des civils. Au Vietnam comme au Cambodge, elle s’indigne de l’absurdité du conflit menant les enfants à la guerre. Et au Liban, elle témoigne de la détresse des victimes. Dans une de ses photos iconiques – élue photographie de l’année au World Press Photo en 1976 – apparaît une femme sans défense implorant un soldat. Un cliché qui fait froid dans le dos.
© Françoise Demulder / Roger-Viollet
L’invisibilité, une fonction stratégique
Anja Niedringhaus (1965-2014) a demandé à couvrir la guerre de Bosnie durant six semaines, à raison d’une lettre par jour adressée à son chef de la European Pressphoto Agency. Elle y restera cinq ans, convaincue de l’utilité de ses images dans l’arrêt du conflit. La photographe allemande est ensuite partie en Afghanistan, Irak, Gaza et Libye, souvent en tant que « journaliste embarquée » au sein de l’armée américaine. Et malgré ce statut, elle témoigne du surarmement des soldats américains comme de la vie quotidienne sur le front.
Outre ses projets d’auteur, Susan Meiselas a documenté le soulèvement contre le régime de Somoza au Nicaragua et la guerre civile au Salvador. « J’acceptais que l’invisibilité puisse revêtir une fonction stratégique (…). En Amérique centrale, j’ai pu m’approcher des gens, car ils avaient moins peur des femmes que des hommes », annonce la photographe. Elle immortalise l’optimisme de la résistance en couleur au Nicaragua tandis qu’elle photographie le Salvador en noir et blanc. Si ses images ont questionné plus d’une personne, elles prouvent qu’il est possible de mêler esthétisme et documentaire.
© Susan Meiselas / Magnum Photos
« Carolyn Cole souligne toujours que son statut de photojournaliste américaine lui confère une responsabilité particulière, celle de montrer les répercussions de la politique de son pays sur des gens du monde entier “qui ont peu ou rien à dire, mais dont il faut écouter la voix” », explique l’autrice Melanie Grimm. En témoigne une image particulièrement poignante. Une vue aérienne nous emporte en Irak, à Kufa, en 2004. Des rangées de soldats irakiens allongés face contre terre à la merci d’Américains lourdement armés. La photographe qui a rejoint le Los Angeles Times en 1994 s’est rendue en Afghanistan, à Gaza et en Irak. Si elle photographie des cadavres, elle trouve toujours la bonne distance ce qui « empêche le spectateur de se détourner de la réalité de la guerre ».
Si toutes développent un goût pour l’aventure, elles partagent surtout des valeurs et convictions. Certaines s’impliquent personnellement tandis que d’autres trouvent la distance objective, et toutes donnent à voir un pan de la réalité en temps de guerre – autrement dit l’absurdité, l’injustice, et l’horreur. Pour ces huit héroïnes, il n’est pas seulement question de survivre dans des zones exposées, mais aussi de se faire une place dans un milieu encore masculin. Conçue par le Kunstpalast en 2018, l’exposition Femmes photographes de guerre s’inscrit sans trop de difficultés dans notre présent. Un présent expliqué par l’histoire, et les clichés de femmes profondément engagées. Un bel hommage.
© Gerda Taro / Courtesy International Center of Photography
© Françoise Demulder / Roger-Viollet
© Françoise Demulder / Roger-Viollet
© Anja Niedringhaus/AP/SIPA
© Lee Miller Archives, England 2022
© Carolyn Cole / Los Angeles Times
© Carolyn Cole / Los Angeles Times
© Christine Spengler
Image d’ouverture © Anja Niedringhaus/AP/SIPA