« Le corps devient l’objectif »

20 février 2018   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Le corps devient l'objectif »

Dans sa série Extrémité, Danielle Lessnau, photographe installée à Brooklyn, New York, se met en scène. Ses clichés, énigmatiques et tendres, sont pris depuis un appareil miniature placé à l’entrée de son sexe. Rencontre avec l’artiste, et sa vision unique des corps, des relations.

Fisheye : Comment as-tu réalisé ta série Extrémité ?

Danielle Lessnau : 

J’ai crée huit minuscules appareils à partir de vieilles cartouches de film, pour pouvoir photographier mes amants depuis l’intérieur de mon corps. Je voulais que celui-ci devienne l’objectif. Chaque cliché représente un instant unique, durant lequel mon partenaire et moi-même restions figés pendant quelques minutes.

Pourquoi avoir choisi une longue exposition ?

Le temps devait jouer un rôle dans la mise en scène et la rencontre des corps. Un peu à la manière des sentiments dans une relation, qui font surface doucement, puis s’effacent peu à peu. Il y avait un mélange de chaos et de tendresse dans ce processus. Côté technique, mon choix s’est porté sur le sténopé, et sa longue exposition. C’était, à mes yeux, l’instrument parfait.

Comment t’est venue cette idée ?

C’est la série Face to face d’Ann Hamilton, photographiée depuis sa bouche, qui m’a inspirée. Et puis, je voulais exploiter le sténopé, le jeu entre ombre et lumière, sa fragilité et son atmosphère nostalgique. J’avais aussi envie de changer nos habitudes : on n’appréhende souvent la photographie que par la vue. Je souhaitais l’emmener vers quelque chose de plus sensuel, de plus viscéral. Capturer la réaction de mon corps entier face à cet instant précis.

Il s’agit d’une véritable performance, en quoi est-ce  différent de la photographie classique ?

Dans ce projet, j’incarne réellement un rôle. Grace à cela, mon point de vue change : il devient à la fois externe et interne. L’expérience est d’autant plus intime, pour moi, comme pour mon partenaire. Cela permet aussi de chambouler la hiérarchie habituelle entre le photographe et le sujet.

© Danielle Lessnau

Quel message voulais-tu faire passer ?

Évidemment, il ne s’agissait pas de prendre une photo purement sexuelle. Je voulais créer une sorte de cocon pour nos deux corps. L’idée était que cette rencontre unique reste sur une photo, comme une page d’une histoire. Je ne cadre pas mes amants, mes amants font partie de mon cadre. L’image est formée par deux corps dans le même espace. Un peu comme une échographie.

Selon toi, cette série pourrait-elle être perçue comme choquante ?

Oui. Nous voyons toujours le corps et le sexe féminins comme un tabou. C’est un corps qui est sexualisé, à la fois érotique et effrayant – lorsqu’il vieillit, par exemple… Notre incapacité à nous sentir à l’aise face à lui rend ma série choquante.

Parle-nous de ton utilisation de ce corps féminin dans Extrémité

J’y examine le rapport entre force et vulnérabilité. Lorsque je performais, j’explorais mes gestes dans l’espace, et j’essayais de le remplir de ma présence. C’était stimulant. Je faisais attention à la caméra à l’intérieur de moi, mais aussi à l’image qu’elle renvoyait, malmenée par mes respirations, et les tremblements de mon corps. Ce n’était pas un regard immobile, mais un regard habité, chaotique.

Ton projet a-t-il une vocation féministe ?

Oui, même si « féministe » est un terme qui évolue constamment, et qui est difficile à cerner. Les thèmes de pouvoir, de fragilité, d’érotisme et d’incarnation que je retrouve à la fois dans sa définition et dans mon travail me parlent.

© Danielle Lessnau

© Danielle Lessnau© Danielle Lessnau
© Danielle Lessnau© Danielle Lessnau

© Danielle Lessnau© Danielle Lessnau

© Danielle Lessnau

Explorez
Caroline Furneaux : l'amour en boîte
Rosa, The Mothers I Might Have Had © Caroline Furneaux
Caroline Furneaux : l’amour en boîte
Dans son ouvrage The Mothers I Might Have Had, Caroline Furneaux exhume l'archive intime de films 35 mm de son père décédé pour une...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
© Lieh Sugai
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
Le Premi Fotografia Femenina Fisheye x InCadaqués a révélé le nom de sa lauréate 2025 : il s’agit de Lieh Sugai. Composée de...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
L'errance incarnée par Alison McCauley
© Alison McCauley, Anywhere But Here
L’errance incarnée par Alison McCauley
Avec Anywhere But Here (« Partout sauf ici », en français), Alison McCauley signe un livre d’une grande justesse émotionnelle. Par une...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III
Charlotte Yonga et les amours (im)possibles à Madagascar
(Tsy) Possible © Charlotte Yonga
Charlotte Yonga et les amours (im)possibles à Madagascar
Avec sa série (Tsy) Possible, Charlotte Yonga sonde les liens d’amour et de filiation dans la société malgache. Elle expose les dualités...
09 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Caroline Furneaux : l'amour en boîte
Rosa, The Mothers I Might Have Had © Caroline Furneaux
Caroline Furneaux : l’amour en boîte
Dans son ouvrage The Mothers I Might Have Had, Caroline Furneaux exhume l'archive intime de films 35 mm de son père décédé pour une...
11 septembre 2025   •  
Écrit par Lou Tsatsas
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
© Lieh Sugai
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
Le Premi Fotografia Femenina Fisheye x InCadaqués a révélé le nom de sa lauréate 2025 : il s’agit de Lieh Sugai. Composée de...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
L'errance incarnée par Alison McCauley
© Alison McCauley, Anywhere But Here
L’errance incarnée par Alison McCauley
Avec Anywhere But Here (« Partout sauf ici », en français), Alison McCauley signe un livre d’une grande justesse émotionnelle. Par une...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III