Imaginés comme un prologue et sa suite par son autrice, Lei Davis, Into the Deep et Dark Sky Deep Sea nous plongent dans les abysses marins à la recherche d’une quiétude plus profonde que le tumulte du monde.
Autour d’elle, le noir absolu des fonds marins. La profondeur silencieuse, qui s’étend au-delà du regard. Des bancs de poissons frôlent ses jambes, des méduses la forcent à les replier. L’océan grouille autour de son corps, impassible, immuable dans toute sa grandeur. Là, dans ce monde vaporeux fait de noirs et de blancs, immergée dans l’eau salée, Lei Davis atteint enfin la paix. Celle qui s’élève des profondeurs, qui s’accroche aux nageoires. Celle que l’on ne retrouve que dans ces écrins naturels millénaires qui nous ignorent, conscients qu’ils nous survivront. Installée en France depuis quatre ans, l’artiste philippine s’est tournée vers la photographie alors qu’elle se sentait profondément isolée. « Je trouve intéressant d’avoir choisi ce médium, qui dépend du réel, comme pratique artistique. Il m’a permis d’interagir avec le monde. Ce même monde que j’ai souvent voulu fuir. Le 8e art m’a à la fois ancrée et permis de surpasser ma dépression et mon anxiété », confie-t-elle. Autodidacte, elle se forme brièvement auprès de Michael Ackerman lors d’un workshop, avant de poursuivre une pratique « intuitive, spontanée et expérimentale ».
Une approche régie par les émotions qu’elle concrétise dans des livres-objets. Tous construits de ses mains, ceux-ci lui permettent de « dérouler ses histoires ». À la manière des ouvrages pour enfants et autres romans graphiques qu’elle affectionne particulièrement, Lei Davis transforme ses séries photographiques en contes obscurs, étranges et magnétiques. « Je veux que mon design fasse écho à mon récit. Pour Into the Deep, par exemple, j’ai imaginé un leporello (un livre accordéon, ndlr) qui se déplie horizontalement, suivant le périple de la protagoniste. Pour Swallowed, j’ai préféré une ouverture verticale, qui souligne le voyage dans les tréfonds des abysses. Les images sont également imprimées avec des noirs très intenses, comme pour transformer la mer en cosmos », explique-t-elle. Des confections immersives qui hameçonnent le·a regardeur·ses, l’attirant avec elle en plein cœur des images, là où se lisent les sensations.
Ressentir plutôt qu’analyser
Dans son rôle de conteuse, la photographe réalise, avec Into the Deep et Dark Sky Deep Sea, une histoire en deux temps – « un prologue et son projet », commente-t-elle. Un parcours initiatique dans l’obscurité du territoire marin, où son héroïne aime à se perdre pour mieux se retrouver. « Le premier projet suit une fille qui avance dans un espace étrange et étranger. Je l’ai réalisé alors que je voyageais et cherchais un sens à la vie. J’ai compris après coup que si je prenais des photos au fil du périple, je naviguais en fait dans mon monde intérieur, capturant mes épreuves. Le second suit lui aussi une protagoniste alors qu’elle explore les abîmes et y rencontre d’insolites créatures. Elle est une projection de moi-même coincée entre ses propres questionnements, et ses tentatives d’échapper à la réalité », raconte-t-elle.
Conçues avec très peu de retouches – « j’ai simplement converti mes photographies en noir et blanc en postproduction », confie Lei Davis – les séries s’affranchissent néanmoins du réel. Elles se ressentent plus qu’elles ne s’analysent. Là, dans les ténèbres, sous la surface de l’eau. Alors que le soleil ne perce plus, que les tympans vibrent et que notre cœur bat. Face aux images de l’artiste, il nous semble ressentir le froid de l’océan, la peur face à l’absence de fond visible, l’étrange excitation de nager aux côtés des poissons. Poussant le monochrome à l’extrême, Lei Davis transforme les eaux des îles philippines en cosmos lointain. Flottant, les jambes nues, dans ce vide opaque, on ne subit plus la pesanteur. On dérive, simplement, hors du temps. Une métaphore qu’elle décline avec brio. « J’ai l’impression qu’en m’immergeant, j’arrive dans un univers complètement différent. Un univers abstrait que je crée au gré de mon imagination. Un cocon qui me protège du réel que je veux souvent éviter. En plongeant, finalement, je réponds à mon envie de plonger en moi-même », affirme-t-elle. Un saut dans le vide – ou dans les abysses – effrayant qu’elle affronte à travers l’art. Comme si, en capturant l’intensité du noir qui l’entoure, elle parvenait à en percer les secrets – ou du moins à sublimer son impénétrabilité.