Adam Jeppesen : le wabi-sabi au service des forces invisibles

25 janvier 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Adam Jeppesen : le wabi-sabi au service des forces invisibles
© Adam Jeppesen
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« Je crois qu’il faut constamment repousser les limites de ce qui est possible dans tous les médiums. »

Né au Danemark, Adam Jeppesen explore une approche expérimentale et transdisciplinaire de l’art. Ses séries The Pond et Mæra, qui prennent pour support le cyanotype, témoignent d’un désir de transcender les limites du langage et de l’esprit pour plonger au cœur de l’obsession. Rencontre.

Fisheye : Comment est-ce que tout a démarré, pour toi ?

Adam Jeppesen : Mon parcours dans le monde de l’art a commencé à l’école de photographie Fatamorgana de Copenhague, où j’ai commencé à explorer les environnements et les paysages qui m’entouraient. En 2009, j’ai entrepris un voyage en solitaire de 487 jours du pôle Nord à l’Antarctique. Cette expérience – documentée dans mon projet The Flatlands Camp Project – a profondément influencé ma perspective artistique et approfondi ma fascination pour les paysages isolés, demeurés intacts. Mon travail photographique intègre souvent des procédés alternatifs tels que le cyanotype et la photogravure, qui ajoutent à l’image de la profondeur et un sentiment d’intemporalité. Je créé par ailleurs des sculptures, avec des matériaux peu conventionnels.

Identifies-tu un fil rouge entre ces diverses pratiques ?

Dans mon travail, on retrouve beaucoup l’esthétique japonaise du wabi-sabi, qui célèbre l’imperfection et l’impermanence des choses. Elle illustre ma compréhension du changement constant de l’univers, qu’il s’agisse de croissance ou de décomposition. Récemment, je me suis attaché à explorer les liens entre technologie et nature, en particulier l’impact de l’intelligence artificielle sur la perception et la conscience humaines. Mes séries The Pond et Mæra témoignent de cette approche, où l’imprévisibilité du cyanotype et l’intégration de contenu généré par l’IA créent des images qui sont uniques et imparfaites à leur manière.

Au-delà de la création, je suis passionné par l’éducation : j’anime des ateliers et je donne des conférences sur la photographie, l’expression artistique et la convergence de la technologie et de l’expérience humaine.

Pourquoi t’être intéressé au médium photographique ?

Mon parcours dans la photo est ancré dans l’histoire de ma famille : je suis issu d’une lignée de photographes, dont mon grand-père, mon oncle et ma mère, j’ai donc été exposé à ce médium dès mon plus jeune âge. Mais c’est à 18 ans que j’ai vraiment commencé à me passionner pour le 8e art, en découvrant pour la première fois une chambre noire. L’expérience était magique : j’étais hypnotisé par la manière dont les images prenaient vie sur le papier, au milieu de la lueur rouge et de l’odeur des produits chimiques. À partir de ce moment, j’ai été complètement convaincu par l’idée de capturer et de créer des images.

© Adam Jeppesen
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Quelle approche artistique défends-tu ? 

Mon approche artistique est profondément ancrée dans une méthodologie fondée sur le processus, où l’expérimentation joue un rôle essentiel. Je crois qu’il faut constamment repousser les limites de ce qui est possible dans tous les médiums avec lesquels je travaille, y compris la photographie. Je fais de mon mieux pour adopter un point de vue de débutant, une approche qui me permet de voir la photographie d’un œil neuf à chaque fois que je m’engage dans cette voie.

De quoi traitent les séries The Pond et Mæra

Pond est une série profondément influencée par les marais danois – un cadre marqué par la transformation de la lumière et une atmosphère changeante. Ces marais, dont l’apparence se métamorphose constamment, constituent la toile de fond d’une exploration plus large de la vie, de la mort et de la nature de l’existence. Le motif central de Pond est la main, que j’envisage comme un symbole puissant de la complexité de la vie humaine : les mains représentent l’équilibre complexe entre la création et la destruction, la force et la vulnérabilité. Elles signifient à la fois l’individualité et la collectivité, agissant comme des outils d’interaction et façonnant notre monde. Cette dualité reflète des contradictions essentielles : la solitude par rapport à la communauté et l’action par rapport à l’inertie.

Avec Mæra, je me concentre sur le moment éphémère qui oscille entre la conscience et l’état hallucinatoire qui accompagne souvent le début du sommeil. Cette série vise à résumer ce moment insaisissable, juste avant que le sommeil ne s’installe complètement, où les pensées commencent à se fondre dans les rêves, offrant un aperçu d’un autre monde.

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« Mon œuvre ne se contemple pas seulement, elle se ressent, offrant un espace à cellui qui regarde pour s’engager dans les courants d’émotion et de pensée qui circulent sous la surface. »

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Et qu’en est-il de ton rapport à l’intelligence artificielle ?

Dans Mæra, j’ai choisi d’intégrer l’intelligence artificielle. Plutôt que de l’utiliser comme un simple outil, elle devient une collaboratrice. Elle introduit un élément d’imprévisibilité et d’objectivité détachée, ce qui lui permet d’imaginer des récits visuels libres de mes préjugés humains et de mes normes conventionnelles. En posant des questions abstraites et philosophiques, je guide l’IA vers un processus créatif qui transcende la simple reproduction. En résulte une série d’images qui incarnent le mystère et l’émerveillement ressentis lors de la dérive vers l’inconscient.

Les images de Mæra sont un mélange de mes propres créations et de contenu généré par l’IA : je tente ainsi de concevoir un nouveau langage. La série va au-delà de la représentation visuelle ; elle capture une expérience profondément ancrée en nous mais souvent trop intangible pour être articulée. En termes techniques, ces images éthérées sont partiellement produites à l’aide de cyanotypes imprimés sur toile. Un aspect notable de cette série est la douce lueur émise par les œuvres dans l’obscurité, résultat de techniques supplémentaires utilisées dans le processus d’impression. Mæra est une exploration de la lumière et de l’ombre, entremêlée d’idées complexes, qui plongent les spectateurices dans les aspects les moins compris de la conscience humaine. J’invite les un·es et les autres à réévaluer leur compréhension de la réalité, transformant des pensées abstraites en art tangible.

Qu’apporte l’emploi du cyanotype dans l’un et l’autre projet ?

Dans Mæra, l’utilisation du cyanotype et l’intégration de l’intelligence artificielle dans la création d’images éthérées et oniriques vont au-delà du simple attrait esthétique. Les variations subtiles du bleu, de l’indigo profond aux nuances plus douces, créent un écho visuel, comme si la main se tendait à partir d’un autre monde ou d’un souvenir. Cette technique permet de capturer les traces fantomatiques du mouvement, suggérant une action passée ou un geste sur le point d’être accompli. Je dirais que cette série invite le ou la spectateur·rice à s’interroger sur le mince voile qui sépare la conscience du subconscient, sur les moments où la réalité se fond dans le surréel. Dans Pond, les teintes bleues éthérées et l’imagerie obsédante des mains ne sont pas seulement visuellement frappantes ; elles sont des représentations symboliques de la dualité de l’existence humaine. Les mains signifient la création et la destruction, le pouvoir et la vulnérabilité. 

L’emploi du cyanotype ajoute une couche significative de profondeur émotionnelle et conceptuelle à la série. J’ai choisi le lin comme support pour ces cyanotypes, ce qui permet une interaction particulière entre le support et l’image. Le colorant bleu imprègne le tissu, créant un effet où les images semblent simultanément émerger et reculer. Cette technique visuelle souligne les thèmes de l’éphémère et de la permanence explorés dans la série. Chaque pièce de The Pond est une réflexion sur la condition humaine, sur l’identité, la nature et l’équilibre délicat entre le contrôle et le destin. Les mains, représentées dans différents états, servent de miroir à notre moi intérieur et à nos expériences humaines collectives.

© Adam Jeppesen
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La méditation intense qu’offre ton travail aux spectateurices est-elle purement esthétique, selon toi ?

Le concept de méditation est en effet au cœur de mon exploration artistique – non seulement au sens littéral, mais aussi en tant que pratique de réflexion qui imprègne le processus créatif. Cette approche méditative permet un engagement plus profond avec les sujets que j’explore, favorisant une connexion qui transcende le niveau superficiel de l’esthétique. J’explore en particulier l’interaction entre la conscience et le subconscient. Cela est évident dans Mæra, où l’objectif est de capturer le moment insaisissable entre l’éveil et le sommeil, une période où la réalité s’estompe dans le domaine des rêves et où les pensées se libèrent des contraintes du contrôle conscient.

À quoi invitent ces œuvres ?

J’encourage les regardeur·ses à réfléchir aux forces invisibles qui façonnent nos expériences et aux moments fugaces qui définissent notre existence. Cette œuvre, comme une grande partie de mon art, ne se regarde pas seulement, elle se ressent, offrant un espace à cellui qui regarde pour s’engager dans les courants d’émotion et de pensée qui circulent sous la surface.

Qu’est-ce qui t’inspire ?

Vivre près de l’océan a été pour moi une formidable manière de trouver de l’inspiration. Le rituel des longues promenades au bord de l’eau est devenu un élément essentiel de mon processus créatif ; c’est comme un rituel de nettoyage de ma palette, qui me permet de faire le vide dans mon esprit et de m’ouvrir à de nouvelles idées. Il y a aussi la musique, qui est le compagnon le plus constant de mon parcours. Le pouvoir du son puise dans mes émotions les plus profondes et continue d’être une muse puissante pour moi : la musique transcende le langage et la pensée rationnelle, atteignant le cœur de ce que cela signifie de ressentir et d’expérimenter.

Un dernier mot?

« La forme est le vide, le vide est la forme. »

© Adam Jeppesen
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