Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov

02 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Melvin and Milan's room, 2024 © Rose Guiheux

Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant tous·tes deux la notion de solitude en mobilisant les codes de la photographie de mode, la première se penche sur la vie en colocation tandis que le second documente les quartiers de sa ville natale.

Un jeune homme mange des céréales dans un bol de lait.
Melvil & Milan’s room, 2024 © Rose Guiheux, avec Melvil et Milan en modèles, Lara Moreno en styliste, Constance Haond au maquillage

Rose Guiheux

« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », écrit Paul Nizan en ouverture de son roman Aden Arabie. L’artiste Rose Guiheux, moins catégorique, interroge à son tour cet âge charnière à travers sa série Melvil & Milan’s room. Elle y met en scène, dans un appartement au décor épuré, deux jeunes hommes – des modèles – mimant la vie en colocation. Tantôt représentés dans des poses empruntant à l’esthétique de la photographie de mode, tantôt rejouant des scènes du quotidien, un mélange de flegme et de mélancolie se dégage de leurs postures et de leurs regards. Dans ce projet croisant les registres, Rose Guiheux explore la notion de cohabitation et la solitude qui, malgré tout, peut persister lors de ces années où l’on peine à se sentir tout à fait adulte.

Après avoir quitté Paris à ses 10 ans, la jeune femme revient à la capitale pour des études de photographie. Elle souhaite alors être en colocation, mais ce vœu n’aboutit pas. Le sentiment d’isolement dont souffre l’autrice depuis très jeune, renforcé par son emménagement seule, a longtemps été pour elle source d’angoisse. Une inquiétude sans doute à l’origine de sa série sur Melvil et Milan : « J’ai voulu parler [du tiraillement entre] la volonté de se sentir protégé·e et [la crainte] de la vulnérabilité qu’entraîne le fait d’habiter avec quelqu’un », explique-t-elle. Parvenir à être seul·e à deux, c’est finalement la sensation que recherche l’artiste dans ces clichés à l’esthétique soignée. Mêlant dans son travail une approche scénographique et documentaire, elle construit ses images et guide ses sujets de façon à correspondre au style souhaité tout en s’efforçant de ne pas « dénaturer ce qu’[elle] capture ». S’inspirant d’univers cinématographiques tels que ceux de Yórgos Lánthimos ou de Ruben Östlund, dans lesquels le malaise et le trouble s’emparent de la narration comme de l’image, la photographe crée des espaces où l’intime revêt froideur et étrangeté. Peut-être retranscrit-elle ainsi cette contradiction interne, entre retenue et désir de l’autre.

Deux jeunes hommes assis sur et contre un lit dans une chambre.
Melvil & Milan’s room, 2024 © Rose Guiheux
Photographie d'un dos nu avec tatouages et cicatrices.
Melvil & Milan’s room, 2024 © Rose Guiheux
Jeune homme assis sur un lit, la tête appuyée sur sa main.
Melvil & Milan’s room, 2024 © Rose Guiheux
Deux jeunes hommes torse nu, que l'on voit derrière l'embrasure d'une porte.
Melvil & Milan’s room, 2024 © Rose Guiheux
Un jeune homme pose étrangement dans le coin d'un mur.
Série Axel © Maksim Semionov

Maksim Semionov

Pour le photographe lituanien Maksim Semionov, les lieux sont aussi vivants que les individus qui les habitent. Ils sont le point de départ de ses séries. Explorant à vélo ou en voiture les quartiers de Vilnius dont il est originaire, il part en quête d’espaces dont l’authenticité et l’âme demeurent intactes dans un monde en constante modernisation. Inspiré par le mouvement cinématographique danois Dogme95, lancé en 1995, il prend le parti de ne créer qu’à partir ce qui existe déjà. Conformément aux valeurs du manifeste, il accorde davantage d’importance à la notion d’instant qu’à la totalité que forme l’œuvre. C’est dans cette logique que Makism Semionov conçoit ses mises en scènes. Dans des décors sans artifices, il place un·e seul·e modèle qu’il fait interagir avec le cadre. « Ce qui importe le plus est le moment présent. […] J’essaie de capturer cette énergie partagée [entre les émotions que l’espace provoque chez moi et chez la personne photographiée] », explique-t-il. Cherchant à saisir l’état intérieur de son sujet, il accorde à ce dernier une grande liberté dans les poses arborées, à la condition qu’il soit en dialogue avec son environnement. Ces postures trahissent également l’influence de la photographie de mode sur l’artiste, qui a baigné dans ce milieu à ses débuts par l’intermédiaire de son entourage.

Chacune des séries de Maksim Semionov témoignent de sa volonté de dévoiler quelque chose de la vulnérabilité humaine. Son projet intitulé Ema en atteste particulièrement. Il y explore Dzūkų gatvė, quartier où a grandi sa grand-mère et qu’il a choisi d’observer à travers le regard d’un enfant. Il s’imagine à sa place, face aux rues et aux terrains de jeux déserts, sans camarades avec qui s’amuser. Calme et beauté silencieuse de l’ennui émanent des photographies. Mais il s’agit aussi et surtout pour leur auteur de représenter la solitude des jeunes là où les tensions politiques ont rendu les rues dangereuses. Dans ce travail aux multiples lectures, la présence d’une jeune femme vêtue d’une robe jaune et d’un collier de perles transperce l’image. Posant comme pour un shooting parmi les débris et les habitations abandonnées, elle détonne fortement avec les paysages délabrés. « Dans la vie comme dans l’art, je suis toujours à la recherche de contrastes. Celui entre solitude et être entouré·e de personnes résonne particulièrement en moi », déclare le photographe. L’écart entre les vives couleurs portées par la modèle et la terne atmosphère de Dzūkų gatvė qu’elle vient dynamiser s’inscrit ainsi dans la volonté de Makism Semionov de faire se rencontrer ce qui s’oppose.

Une jeune homme est assis sur une chaise de bureau rouge le pied sur un tas d'affaires de bureaux en extérieur.
Série Axel © Maksim Semionov
Une jeune femme pose entre deux maisons dans une allée délabrée.
Série Ema © Maksim Semionov
Une jeune femme en robe jaune fume une cigarette contre le mur d'une maison en mauvais état.
Série Ema © Maksim Semionov
Une jeune femme en robe jaune à moitié cachée derrière un tapis suspendu en extérieur.
Série Ema © Maksim Semionov
Un homme de profil sur un balcon enroulé dans une couette blanche.
Série Fragments of Tao © Maksim Semionov
À lire aussi
Les coups de cœur #544 : Azip373 et Sébastien Buret
The Universal Concrete Jam / Lausanne, Suisse © Sébastien Buret / Hans Lucas
Les coups de cœur #544 : Azip373 et Sébastien Buret
Nos coups de cœur de la semaine, Azip373 et Sébastien Buret, s’emparent de la pratique documentaire. Si le premier cherche à saisir la…
26 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les coups de cœur #543 : Clarice Sequeira et Maurizio Orlando
© Clarice Sequeira
Les coups de cœur #543 : Clarice Sequeira et Maurizio Orlando
Clarice Sequeira et Maurizio Orlando, nos coups de cœur de la semaine, proposent un regard intime sur soi et sur l’autre. La première…
12 mai 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Explorez
Axelle Cassini : se rencontrer dans l'autre
Autoportrait © Axelle Cassini
Axelle Cassini : se rencontrer dans l’autre
Comment s’auto-représenter ? Quel lien entre image et identité ? Axelle Cassini, à travers son œuvre poétique et nuancée, explore ces...
08 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Aurélien Mathis : mythologies queers, format monumental
© Aurélien Mathis
Aurélien Mathis : mythologies queers, format monumental
Nourri d’iconographies religieuses, de peinture classique et de cinéma populaire, Aurélien Mathis compose des images hautement mises en...
07 août 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Vie en société, sexualité et faire famille : la séance de rattrapage Focus
© Ward Long
Vie en société, sexualité et faire famille : la séance de rattrapage Focus
Relations à soi, aux autres ou aux corps... Les photographes des épisodes de Focus sélectionnés ici tissent, en images, des récits...
30 juillet 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Companions : Yana Wernicke à hauteur d’animal
© Yana Wernicke
Companions : Yana Wernicke à hauteur d’animal
Dans Companions, publié aux éditions Loose Joints, la photographe allemande Yana Wernicke capte la douceur d’un lien souvent ignoré...
29 juillet 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 4 août 2025 : revoir le monde
Metropolis III, 1987 © Beatrice Helg
Les images de la semaine du 4 août 2025 : revoir le monde
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye nous invitent à porter un autre regard sur le monde selon des...
10 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Chiara Indelicato, voix de Stromboli
© Chiara Indelicato, Pelle di Lava
Chiara Indelicato, voix de Stromboli
Exposée à la galerie Anne Clergue, à Arles, jusqu’au 6 septembre 2025, Pelle di Lava, le livre de Chiara Indelicato paru cette année chez...
09 août 2025   •  
Écrit par Milena III
Axelle Cassini : se rencontrer dans l'autre
Autoportrait © Axelle Cassini
Axelle Cassini : se rencontrer dans l’autre
Comment s’auto-représenter ? Quel lien entre image et identité ? Axelle Cassini, à travers son œuvre poétique et nuancée, explore ces...
08 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
© Charbel Alkhoury
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
Avec Not Here Not There, l’artiste visuel libanais Charbel Alkhoury propose un ouvrage bouleversant, à mi-chemin entre mémoire intime et...
08 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas