Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant tous·tes deux la notion de solitude en mobilisant les codes de la photographie de mode, la première se penche sur la vie en colocation tandis que le second documente les quartiers de sa ville natale.
Rose Guiheux
« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », écrit Paul Nizan en ouverture de son roman Aden Arabie. L’artiste Rose Guiheux, moins catégorique, interroge à son tour cet âge charnière à travers sa série Melvil & Milan’s room. Elle y met en scène, dans un appartement au décor épuré, deux jeunes hommes – des modèles – mimant la vie en colocation. Tantôt représentés dans des poses empruntant à l’esthétique de la photographie de mode, tantôt rejouant des scènes du quotidien, un mélange de flegme et de mélancolie se dégage de leurs postures et de leurs regards. Dans ce projet croisant les registres, Rose Guiheux explore la notion de cohabitation et la solitude qui, malgré tout, peut persister lors de ces années où l’on peine à se sentir tout à fait adulte.
Après avoir quitté Paris à ses 10 ans, la jeune femme revient à la capitale pour des études de photographie. Elle souhaite alors être en colocation, mais ce vœu n’aboutit pas. Le sentiment d’isolement dont souffre l’autrice depuis très jeune, renforcé par son emménagement seule, a longtemps été pour elle source d’angoisse. Une inquiétude sans doute à l’origine de sa série sur Melvil et Milan : « J’ai voulu parler [du tiraillement entre] la volonté de se sentir protégé·e et [la crainte] de la vulnérabilité qu’entraîne le fait d’habiter avec quelqu’un », explique-t-elle. Parvenir à être seul·e à deux, c’est finalement la sensation que recherche l’artiste dans ces clichés à l’esthétique soignée. Mêlant dans son travail une approche scénographique et documentaire, elle construit ses images et guide ses sujets de façon à correspondre au style souhaité tout en s’efforçant de ne pas « dénaturer ce qu’[elle] capture ». S’inspirant d’univers cinématographiques tels que ceux de Yórgos Lánthimos ou de Ruben Östlund, dans lesquels le malaise et le trouble s’emparent de la narration comme de l’image, la photographe crée des espaces où l’intime revêt froideur et étrangeté. Peut-être retranscrit-elle ainsi cette contradiction interne, entre retenue et désir de l’autre.
Maksim Semionov
Pour le photographe lituanien Maksim Semionov, les lieux sont aussi vivants que les individus qui les habitent. Ils sont le point de départ de ses séries. Explorant à vélo ou en voiture les quartiers de Vilnius dont il est originaire, il part en quête d’espaces dont l’authenticité et l’âme demeurent intactes dans un monde en constante modernisation. Inspiré par le mouvement cinématographique danois Dogme95, lancé en 1995, il prend le parti de ne créer qu’à partir ce qui existe déjà. Conformément aux valeurs du manifeste, il accorde davantage d’importance à la notion d’instant qu’à la totalité que forme l’œuvre. C’est dans cette logique que Makism Semionov conçoit ses mises en scènes. Dans des décors sans artifices, il place un·e seul·e modèle qu’il fait interagir avec le cadre. « Ce qui importe le plus est le moment présent. […] J’essaie de capturer cette énergie partagée [entre les émotions que l’espace provoque chez moi et chez la personne photographiée] », explique-t-il. Cherchant à saisir l’état intérieur de son sujet, il accorde à ce dernier une grande liberté dans les poses arborées, à la condition qu’il soit en dialogue avec son environnement. Ces postures trahissent également l’influence de la photographie de mode sur l’artiste, qui a baigné dans ce milieu à ses débuts par l’intermédiaire de son entourage.
Chacune des séries de Maksim Semionov témoignent de sa volonté de dévoiler quelque chose de la vulnérabilité humaine. Son projet intitulé Ema en atteste particulièrement. Il y explore Dzūkų gatvė, quartier où a grandi sa grand-mère et qu’il a choisi d’observer à travers le regard d’un enfant. Il s’imagine à sa place, face aux rues et aux terrains de jeux déserts, sans camarades avec qui s’amuser. Calme et beauté silencieuse de l’ennui émanent des photographies. Mais il s’agit aussi et surtout pour leur auteur de représenter la solitude des jeunes là où les tensions politiques ont rendu les rues dangereuses. Dans ce travail aux multiples lectures, la présence d’une jeune femme vêtue d’une robe jaune et d’un collier de perles transperce l’image. Posant comme pour un shooting parmi les débris et les habitations abandonnées, elle détonne fortement avec les paysages délabrés. « Dans la vie comme dans l’art, je suis toujours à la recherche de contrastes. Celui entre solitude et être entouré·e de personnes résonne particulièrement en moi », déclare le photographe. L’écart entre les vives couleurs portées par la modèle et la terne atmosphère de Dzūkų gatvė qu’elle vient dynamiser s’inscrit ainsi dans la volonté de Makism Semionov de faire se rencontrer ce qui s’oppose.