Jeanne Lucas révèle Politique, son premier livre publié aux éditions Rue du Bouquet, un projet cocréé main dans la main avec des travailleur·ses du sexe, trop souvent invisibilisé·es ou stigmatisé·es. Croisant la photographie de mode et une approche documentaire, l’artiste et ses modèles dessinent ensemble des images politiques, loin des clichés, qui redéfinissent les regards.
« Lorsque Jeanne m’a contacté, j’ai d’abord émis des réserves sur son projet. Encore une artiste qui s’intéressait à nous. Pour dire quoi ? Qu’est-ce qu’elle connaît au travail du sexe ? », écrit Thierry Schaffauser, travailleur du sexe syndiqué au STRASS (syndicat du travail sexuel créé en 2009, ndlr) en préambule du livre Politique de Jeanne Lucas. La photographe niortaise, installée à Paris, a récemment publié son ouvrage aux éditions Rue du Bouquet. Si l’image de couverture, glissée sous un plastique rouge, et le titre ne laissent pas deviner le contenu des pages, le texte d’introduction donne le la. « Thierry avait complètement raison, qui étais-je pour parler du travail du sexe, alors que des artistes concerné·es comme Romy Alizée le font déjà ? Mais je m’y suis intéressée. Ce livre, il est pour les travailleur·ses du sexe (plus loin TDS) que j’ai rencontré·es, que j’ai photographié·es », soutient l’autrice, qui a initialement pensé le projet pour son diplôme de fin d’études à travers la notion du rôle de l’argent dans les échanges économico-sexuels en France.
Politique prend ses racines dans les histoires que le grand-père de Jeanne Lucas lui racontait. « Quand il était petit, il faisait souvent les courses pour les “péripatéticiennes”. Ces femmes étaient très respectées, il les aimait beaucoup. La manière dont il parlait d’elles m’a fascinée », se souvient la photographe. S’interrogeant sur les rapports intimes, sur les préjugés et les contradictions qui pèsent aujourd’hui sur ce milieu et sur les choix de chacun·e qui poussent à devenir travailleur·ses du sexe, Jeanne Lucas embarque dans un long voyage visuel qui se matérialise à présent en livre. Elle a rencontré une vingtaine de TDS entre 2020 et 2024 et a composé avec elles·eux un récit fait de photographies de mode réalisées en studio et d’images documentaires dans leur intimité, doublé de témoignages écrits. « J’avais tendance à juger une fille qui s’habillait d’une certaine manière ou qui couchait avec n’importe qui. Ce projet m’a ouvert au monde. J’ai eu l’impression de ne pas uniquement apprendre à propos du travail du sexe, mais d’apprendre de manière générale », confie-t-elle.
Quand la mode rencontre le documentaire
S’inspirant de la vision de Franca Sozzani, ancienne rédactrice en chef de Vogue Italia, sur l’image de mode comme prétexte pour mettre en lumière des sujets sociétaux importants, Jeanne Lucas accueille ses modèles dans un studio. Ensemble, la photographe et les TDS pensent les shootings. « Iels ont choisi leurs tenues, leurs poses, et ont été au cœur de la direction artistique, précise l’autrice. J’avais envie d’en faire des mannequins, afin qu’iels reprennent le contrôle sur leur image. » C’était aussi, pour Jeanne Lucas, une façon de proposer une autre écriture, un autre regard sur ces professions stigmatisées et décriées. En parallèle des photographies prises en studio se déploient des clichés intimistes du quotidien de ces personnes. Elles s’appellent Petra, Al, Rico, Osmose, Tony ou No, et chacun·e raconte son histoire à travers ses occupations ordinaires, loin des stéréotypes. « Ces images n’avaient pas vocation à être publiées. Au départ, c’était une archive personnelle, un témoignage de nos rencontres, avant de poursuivre au studio, explique l’artiste. Pourtant, elles permettent de les connaître réellement, car certain·es ont voulu jouer des rôles en studio qu’iels n’ont pas forcément dans la vie de tous les jours. » Les deux genres photographiques se succèdent sur des pages aux textures différentes, s’entrechoquent, se confrontent pour mieux révéler les multiples vérités des TDS.
« Ce travail repose sur des échanges humains »
Sur trois pages, un message revient : « Cette page est volontairement laissée blanche à la suite du retrait du consentement du·de la modèle. » Jeanne Lucas a voulu s’assurer que les personnes qu’elle a rencontrées au fur et à mesure des années pour son projet étaient toujours d’accord de figurer dans son livre. « Ce travail repose sur des échanges humains. Je suis allée chez elles·eux, iels se sont ouvert·es à moi, mais je leur ai aussi raconté ma vie. J’essayais de répondre le plus sincèrement possible à leurs questions. » Des connexions s’approfondissent. Si se faire accepter s’avérait être un parcours du combattant au départ, Jeanne Lucas a su gagner la confiance de ses interlocuteur·ices. Contacté·es par Instagram, puis par bouche-à-oreille, les TDS se livrent à l’autrice sur leurs conditions de travail, sur les violences et les stigmatisations qu’iels subissent. « En redéfinissant les codes de sa pratique, Jeanne bouleversera les places classiquement attribuées au photographe et au modèle. Bousculer le contrat photographique est le moyen qu’elle utilisera pour mettre à mal nos idées reçues sur un autre système marchand, l’échange économico-sexuel », écrit David Le Simple, référent pour les questions liées au genre et aux discriminations sexuelles et sexistes, dans son essai qui clôture Politique.
116 pages
40 €