Luce Lebart : « La photographie a été un outil d’émancipation pour de nombreuses femmes »

17 décembre 2020   •  
Écrit par Eric Karsenty
Luce Lebart : « La photographie a été un outil d’émancipation pour de nombreuses femmes »

Longtemps absentes des livres d’histoire de la photographie, les femmes font l’objet de plusieurs redécouvertes et reprennent progressivement une place dont elles ont été écartées. La publication d’une monumentale Histoire mondiale des femmes photographes aux éditions Textuel, sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert, propose de combler en partie cette lacune. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Fisheye : Comment est né le projet de ce livre ?

Lucie Lebart : L’idée de ce projet est née d’un constat simple. Les femmes photographes sont très peu présentes dans les histoires de la photographie, en particulier en France. Pourtant elles ont existé et œuvré dès les débuts du médium. En ce qui concerne l’Occident, Marie Robert et Thomas Galifot l’ont montré de façon éclatante dans leur exposition Qui a peur des femmes photographes ? [au musée de l’Orangerie et au musée d’Orsay, en 2015-2016]. Ce fut pour moi une révélation. Mais c’est en préparant un livre sur les grands photographes du XXe siècle pour Larousse – pour lequel je me réjouissais de jouer la carte de la parité et d’intégrer des femmes souvent invisibilisées – que je me suis rendu compte d’une difficulté. Le panthéon des photographes est essentiellement masculin, et intégrer autant de femmes que d’hommes sur une soixantaine d’entrées impliquait de renoncer à des figures comme Brassaï, Kertesz ou Robert Frank.

Au même moment, j’achevais une édition sur Eugène Atget et je m’interrogeais sur les ressorts de la canonisation, le photographe ayant été érigé en figure tutélaire du 8e art après sa mort, sans qu’il l’ait voulu. L’absence des femmes dans les histoires de la photographie pouvait-elle être liée au fait que celles-ci furent longtemps écrites par des hommes ? Pourquoi alors ne pas imaginer un livre sur les femmes photographes écrit par des autrices ? De plus, recourir à des spécialistes du monde entier pouvait être un moyen pour découvrir des photographes ayant opéré bien au-delà de l’Occident, et dès le XIXe siècle. Le projet a séduit les éditions Textuel, et la rencontre avec Marie Robert a été décisive, car avec son approche sociologique en photographie et ses recherches sur le genre elle confirmait ce qui chez moi n’était qu’une intuition.

Comment avez-vous procédé avec Marie Robert pour choisir les 300 photographes et les 160 autrices de cette nouvelle histoire de la photographie ?

Cela s’est fait en concertation. Nous avions une première liste de noms incontournables, de Anna Atkins à Zanele Muholi, mais pour la développer nous avons fait appel à des spécialistes internationaux qui, chacun dans leur domaine, nous ont proposé des noms de photographes et de rédactrices. Pour l’Australie, Shaun Lakin de la National Gallery of Australia a été un référent passionnant, les personnes qu’il nous a recommandées nous ont renvoyées vers de nouveaux noms et de nouvelles autrices : une telle était spécialiste de la photo au XIXe à Hawaï, l’autre en Nouvelle-Zélande, etc. La constitution du corpus s’est donc faite de façon organique. L’approche est vraiment polyphonique.

Le choix de ne recourir qu’à des plumes féminines a-t-il fait débat ou s’est-il imposé comme une évidence ?

Pour Marie Robert et moi-même, cela n’a jamais fait débat. Idem du point de vue des 160 autrices engagées dans le projet, elles ont toutes répondu avec enthousiasme et avec un vrai désir de partage, on sentait une grande solidarité. Depuis les années 1970, beaucoup de travaux sur les femmes photographes ou artistes ont été menés par des femmes, donc le concept coulait de source. Et puis nos collègues et amis masculins ont joué le jeu, car l’idée du livre était aussi de mettre en lumière des femmes autrices. Pour le Brésil, notre conseiller Thyago Nogueira – auteur de la sublime expo et du livre sur Claudia Andujar – a été un véritable passeur, et il s’est effacé pour laisser s’exprimer des spécialistes ayant moins eu l’opportunité de se faire entendre.

© Carrie Mae Weems

© Carrie Mae Weems

Vous êtes une historienne qui avez une vision assez large de l’histoire de la photographie, qu’avez-vous découvert en réalisant ce travail ?

Je dirai que ce qui m’a le plus frappé, c’est la question de l’engagement. La photographie a été un outil d’émancipation pour de nombreuses femmes et, dès le XIXe, elles étaient sur tous les fronts du médium, avec et à côté des hommes, que ce soit dans les expéditions liées à conquête de l’ouest américain, dans les conflits modernes, etc. Et puis j’ai vraiment réalisé à quel point le chantier des redécouvertes est immense et semble intarissable.

Est-ce que ce livre-manifeste, qui corrige en partie l’histoire de la photographie, sera accompagné d’une exposition ?

Le livre est conçu comme un livre, mais il pourrait fournir matière à bien des expositions. Et puis nombre des 160 autrices sont des commissaires d’exposition, ou pourraient le devenir. Ce livre contient plein d’expositions potentielles : biographiques, transversales, thématiques…

Une traduction en anglais, ou en d’autres langues, est-elle envisagée pour donner un rayonnement international à ce travail ?

On adorerait et les autrices aussi. Ces dernières venant du monde entier, d’ailleurs, Textuel a fait appel à une quantité impressionnante de traducteurs. En même temps, cette première édition est bien une édition française. Dans l’introduction, on la situe bien là où elle a vu le jour, en France, chez un éditeur français, et sous la direction de deux historiennes françaises.

© Deborah Willis, 1948

© Deborah Willis

Avez-vous un regret, ou des photographes que vous auriez aimé publier ?

Nous aurions aimé présenter bien plus de 300 photographes. Plus on avançait, plus on découvrait de nouvelles artistes, si bien que l’on pouvait rapidement, et dans la plupart de pays, rassembler près de 300 femmes… De telles publications existent déjà dans certains pays, comme au Mexique avec Fotógrafas en México 1872-1960, par José Antonio Rodriguez, publié en 2015.

Ce livre sera-t-il envoyé dans les écoles de photographie pour donner une autre vision de l’histoire du médium ?

C’est une très bonne idée à donner à l’éditeur. Les nouvelles générations d’étudiants sont très sensibles aux questions de genre. Je pense d’ailleurs que la question de la visibilité des femmes est pour eux un peu dépassée, du moins elle est acquise, comme c’est le cas dans d’autres pays.

Avez-vous rencontré des réserves en réalisant ce projet de la part de certaines institutions ou de personnalités du monde de la photographie ?

Personnellement non, nous avons travaillé en symbiose avec les autrices, dans un flux permanent d’énergie, de solidarité et d’enthousiasme. La générosité des photographes et des autrices nous a complètement portées dans tous ces mois de préparation.

Quel est votre prochain projet ?

Il y en a plein. Ces projets ne sont pas liés aux femmes photographes, mais à l’idée de faire connaître des images ou des fonds oubliés. Il y a un livre collectif sur les nuages avec Archive of Modern Conflict et l’Atelier EXB, un projet sur l’expérimentation et l’histoire du labo photo avec Picto. Et enfin plusieurs expositions sur les inventions, dont une sur l’esthétique du prototype en Italie, et l’autre aux Archives nationales sur les Arts ménagers, qui furent d’ailleurs un temps désigné comme le 7e art.

 

À lire Une histoire mondiale des femmes photographes, sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert, 69 €, 504 pages.

 

Cet article est à retrouver dans le Fisheye #44, en kiosque et disponible ici

© Elisabeth Hase© Graciela Iturbide

à g. © Elisabeth Hase, à d. © Graciela Iturbide

© Sabine Weiss

© Sabine Weiss

© Lynne Cohen

© Lynne Cohen

© Anna Atkins© Frances Benjamin Johnson

à g. © Anna Atkins, à d. © Frances Benjamin Johnson

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