Avec Femmes d’Alger dans leurs nouveaux appartements, Lydia Saidi utilise sa voix en faveur de l’émancipation des femmes algériennes, souvent réduites à une vision exotique et érotique. Cet article, rédigé par Clara Bouveresse, est à retrouver dans notre dernier numéro.
« Cela ne se fait pas ! », « Qui as-tu vu faire ça ? » : voici quelques-unes des remarques entendues par la photographe Lydia Saidi lorsqu’elle décide de s’installer seule à Alger. Traditionnellement, les femmes sont supposées quitter leurs parents seulement au moment de fonder leur propre famille. À partir de son expérience personnelle, Lydia Saidi décide d’enquêter sur celles qui rompent avec cette norme pour mener une vie de célibataire. Elle recueille leurs témoignages, écrits à la main sur de simples morceaux de papier comme autant de pages manuscrites invitant à plonger dans leur intimité. Ces récits révèlent combien les démarches pour accéder à un logement peuvent être épineuses. Quand ce ne sont pas les voisins qui se permettent de donner leur avis sur ce mode de vie vu comme inhabituel, les propriétaires demandent souvent une année de loyer d’avance, ce qui constitue un obstacle supplémentaire. Les annonces de location sur internet comportent aussi régulièrement une « phrase bien connue et moquée » par les premières concernées, raconte-t-elle : « Location pour femmes sérieuses, non fumeuses et qui ne sortent pas la nuit. »
Ce projet associe la conquête d’un lieu « à soi » et une prise de parole de ces jeunes femmes, montrant comment l’espace physique du logement permet aussi d’occuper une place symbolique inédite dans la société. Lydia Saidi met en lumière une situation invisibilisée, perçue comme exceptionnelle, alors qu’elle est pourtant partagée, lui conférant ainsi une portée politique et collective. La sphère privée du foyer, synonyme d’enfermement dans les tâches domestiques et de relégation hors de la vie publique, devient ainsi un espace d’émancipation et d’invention de nouveaux récits.
Lever le voile sur les injonctions conservatrices
Le titre de la série, Femmes d’Alger dans leurs nouveaux appartements, détourne celui d’un tableau d’Eugène Delacroix peint en 1834 (Femmes d’Alger dans leur appartement), cristallisant une vision fantasmée de la féminité orientale. Conçu d’après des esquisses ébauchées à Alger, il est terminé à Paris avec des modèles françaises. Exposée au Louvre, cette œuvre aux couleurs chatoyantes a fasciné des générations d’artistes – le peintre Paul Signac, par exemple, s’est émerveillé devant cette vision d’« un harem calme et délicieux ». À rebours de cet exotisme érotique, Lydia Saidi invite à porter un regard nuancé sur le quotidien des jeunes femmes algériennes. L’injonction à fonder une famille et le regard négatif porté sur le célibat ne s’appliquent pas qu’à elles. Les hommes aussi sont confrontés à cette pression, qui existe dans la plupart des sociétés où la mise en couple fait partie des codes de la réussite sociale.
Née en 1994 à Alger, Lydia Saidi croise approche documentaire, recherches dans les archives, portrait et photomontage pour interroger l’histoire, les mobilisations politiques et la place des femmes en Algérie. En 2019, elle photographie les manifestations hebdomadaires du Hirak, le mouvement de contestation contre un cinquième mandat du président Bouteflika. Elle développe également un projet sur la mémoire de l’esclavage dans la ville de Ghardaïa, dans le désert algérien, où la musique diwane, la danse et les cérémonies rituelles des descendant·e·s subsaharien·nes transmettent le souvenir de cette histoire. Elle travaille en parallèle comme iconographe et documentaliste pour des fondations, des musées ou des maisons d’édition.
« En 2015, j’avais 19 ans. Avec ma sœur, nous venions tout juste de trouver un studio dans l’immeuble le plus délabré de la rue Khelifa Boukhalfa. C’est tout ce que l’on pouvait s’offrir, mais combien nous étions heureuses ! Nous avions enfin trouvé un temple de déconstruction où libérer notre énergie juvénile. La première semaine, je suis sortie le soir et je suis rentrée à minuit. J’ai trouvé la porte de l’immeuble fermée à clé, j’ai fini par dormir avec mon amie dans sa voiture. Quelques jours après, le voisin me dit : “Il y a un couvre-feu à respecter ici, pourquoi veux-tu la clé de l’immeuble, qu’as-tu à faire dehors la nuit ?” Je n’avais, cette année-là, jamais profité de la vie nocturne algéroise en compagnie de ma sœur. Il fallait toujours que l’une d’entre nous reste à la maison pour ouvrir à l’autre le soir. »
« Il y a des gens corrects, mais malheureusement, c’est rare. Les propriétaires te louent un appartement en fonction de ton âge, de ton sexe, de ta nationalité, de ta fonction, de ta situation sociale… et la meilleure : de la couleur de ta peau ! Une fois, je suis allée visiter un appartement, le propriétaire m’a dit : “Je ne loue pas aux Noirs.” Que Dieu maudisse ses jours ! »