Dans Male Tears de Nolwen Michel, compositions cinématographiques et menaces patriarcales se conjuguent pour mettre en avant des héroïnes fières, préparant, pour leurs bourreaux, des mets et boissons toxiques, voire mortels.
« C’est une sorte de douce revanche cathartique que je m’autorise à créer dans mes photos », affirme Nolwen Michel. Des groupes de femmes étrangement lumineuses hantent sa série Male Tears. Elles apparaissent, icônes mystérieuses, au cœur d’une nature sauvage, ou parmi les meubles d’un salon vieillot, orné de trophées de chasse, comme pour se réapproprier des espaces conquis, comme pour annoncer : « nous ne sommes pas des proies ». Âgée de 25 ans, la photographe rennaise a d’abord suivi un cursus culturel avant d’oser se tourner vers son médium de prédilection. Ses premiers shootings mettent en scène sa sœur, « le personnage narratif de beaucoup de [s]es travaux personnels, hors série », précise-t-elle. À ses côtés, d’autres proches et amies s’ajoutent parfois, dans des compositions nocturnes cinématographiques où les lumières convoquent un songe hallucinatoire – territoire des possibles où la sororité a fini par triompher.
Ce sont ces compositions qui donnent vie à Male Tears. « Il n’y avait au départ que dix portraits de femmes prévus pour constituer l’entièreté du projet », se souvient Nolwen Michel. Une collection qui ne la satisfait pas totalement. « Il manquait un peu de piquant, de texture. Pour contextualiser, j’ai ajouté des photos rapprochées qui dévoilent des détails. Je me suis imaginé toutes ces femmes prenant un malin plaisir à concocter et servir des plats empoisonnés à leur bourreau pour se libérer d’une pression domestique : place à laquelle la société les a assignées », poursuit-elle. Natures mortes toxiques, mets répugnants, cocktails vénéneux… Couplées aux portraits initiaux, les mises en scène fascinent. Elles composent un monde autre, où les fantasmes nés des traumatismes et de la frustration féminines se réalisent, dans un élan cathartique.
Des références qui étoffent la narration
Au total, 24 modèles défilent à travers Male Tears – des inconnues, découvertes sur Instagram, comme des habituées, « connaissant [s]a DA par cœur », précise Nolwen Michel, prêtes à se maquiller des heures durant et à poser longuement pour des « shootings assez sportifs ». À l’esprit, elle garde les portraits de la série Women de Nadia Lee Cohen – une collection impressionnante de femmes donnant à voir la diversité de leur corps dans un univers rétro évoquant un vieux rêve hollywoodien. Un goût pour la dimension fictive qu’elle retrouve également chez Alex Prager, dont les créations s’éloignent volontairement des nuances du réel pour « exprimer la folie à travers ses personnages, en manipulant la lumière pour renforcer l’intensité émotionnelle de ses œuvres », affirme la photographe. Autant d’univers mettant l’esthétique au service d’une narration, jouant avec les codes picturaux, les clins d’œil au passé, au studio, au factice, pour – paradoxalement – révéler certaines réalités.
Et, puis, il y a Giulia Tofana, présence fantomatique, invisible, infusant chaque cliché. « C’était une courtisane du 17e siècle, célèbre pour avoir été impliquée dans la fabrication et la distribution de poisons, dont l’Acqua Tofana. Ces substances discrètes et efficaces étaient souvent utilisées par des femmes piégées dans des mariages malheureux », explique l’artiste. Une pratique insidieuse qu’elle attribue volontiers à ses propres héroïnes, elles-mêmes écrasées par le poids du patriarcat.
L’intime est politique
« Sororité, dépendance, fossé intergénérationnel, liberté de disposer de son propre corps, misandrie… » Portée par une identité forte, la série aborde des thématiques aussi personnelles qu’universelles. Un moyen pour la photographe de se « débarrasser » de ses traumatismes en les déplaçant dans ses images. « Je me disais que si je les contenais dedans, alors ils ne m’appartenaient plus », confie-t-elle. Partiellement réalisée dans la maison de ses grands-parents – lieu symbolique évocateur de mécanismes, d’un système ancré, d’un héritage difficile à dépasser – Male Tears est foncièrement intime. « Mais l’intime est politique », affirme Nolwen Michel. Consciente de s’engager « du point de vue d’une femme hétérocis blanche occidentale », elle parvient néanmoins à souligner, au cœur d’un travail personnel, une colère propre à toutes les opprimées. Sur les images, subtilement, comme un fil d’Ariane que l’on tire, des représentations de chiens, et de la chasse qu’ils évoquent par extension, parsèment les décors. Une menace sourde, latente, mais jamais évidente. « Ils sont la métaphore des prédateurs à la recherche d’un gibier, une entrave à la liberté d’exister et de disposer de leur corps sans être importunées », explique l’autrice.
Peur, violence, traque… Visions parasites donnant une impression d’urgence à des compositions léchées, cette allégorie d’une figure patriarche tend, diffuse un malaise qu’on peine à identifier. Pourtant, loin de courber l’échine face aux tentatives d’intimidation, les protagonistes de Male Tears prennent les devants : face au danger, elles s’arment, elles aussi, impassibles et splendides. Elles attendent, patientes, et attaquent, à coups d’actions vénéneuses, luttant pour venir à bout de la domination masculine.