Les Rencontres de Bamako viennent de s’ouvrir après avoir été reportées suite au récent coup d’État dans la capitale malienne. L’occasion de découvrir l’œuvre protéiforme d’une artiste d’origine cubaine trop peu connue dans l’Hexagone. Cet article, signé Jaques Denis, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Le buste d’une femme bleu nuit avec à son cou un cordon reliant deux biberons qui laissent goûter du lait dans une vasque en forme de chaloupe. Intitulé When I Am Not Here/Estoy Allá, cet auto-portrait de María Magdalena Campos-Pons représente une allégorie de Yemaja, la divinité issue du panthéon yoruba qui, en débarquant à Cuba, est devenue la déesse des eaux et symbole de guérison. Cette double dimension prend tout son sens dans l’œuvre de la native de Matanzas, afro-descendante de la traite esclavagiste. « Yemaja est notre métamère, celle qui veille sur tous ceux ayant survécu à cette effroyable déportation qui a affecté nos corps et âmes. Elle est aussi la mère de notre planète, qui est faite majoritairement d’eau. Ce que j’ai fait, c’est mélanger cette divinité protectrice avec le moment où j’ai allaité mon fils. » Ce n’est pas la seule pièce autobiographique de la rétrospective que consacrent les Rencontres de Bamako à la Cubaine. À l’image de Blue Refuge, un puissant polyptyque composé de polaroïds retravaillés où l’on voit une femme de dos, drapée dans une tunique ocre, égarée au milieu d’une immensité bleue. Chacune de ses mises en scène met en abyme ses pensées. « Ce personnage au milieu de cet océan aux apparences de blizzard est une évocation de mon exil, et plus largement celui de la diaspora afro-américaine. Dans mon travail, les éléments autobiographiques sont importants, non comme une proposition narcissique, mais comme le regard d’une expérience singulière exemplaire. Comment ce corps appartient-il à cette expérience totale ? Comment cela pourrait-il témoigner de cette transformation d’un moment en quelque chose de plus large ? Ces nombreux autoportraits sont les traces effectives et affectives de cette transmutation à travers le paysage océanique. » Quant à Replenishing, retable post- moderne composé de sept polaroïds, il associe l’artiste à sa mère reliée par des fils de perles multicolores, dont chaque couleur correspond à une divinité yoruba.
Poétique de la relation à l’autre
« L’ensemble de mon travail interroge les questions de genres, de frontières, d’identités, de déplacement et d’appartenance.»
Et de citer Chastity Belt, puis le terrible Identity Could Be a Tragedy, deux exemples parmi d’autres d’un parcours transartistique qui s’inscrit dans la trace du philosophe martiniquais Édouard Glissant, une poétique de la relation à l’autre, et donc à soi, qui prend racine dans l’arc caribéen. « Glissant, Derek Walcott, Rogelio Martinez Furé, Georgina Herrera sont tous des noyaux d’idées fondamentaux dans ma pratique. Les eaux caribéennes, tel un ventre de femme enceinte, sont dépositaires d’histoires encore en formation. Dans cet archipel, les récits émergent du plus profond d’un océan sans frontières. Des fleuves d’histoires d’un magenta intense jaillissent comme un mélange de douleur et d’espoir. »
À 63 ans, la Cubaine installée depuis 2017 à Nashville, où elle enseigne à l’université Vanderbilt, est un pur produit de l’école cubaine. « À l’école primaire, j’ai eu la chance d’avoir une enseignante extraordinaire, Carmen Lidia Escobar Menendez, qui m’a ouvert aux arts. » Et dès lors, à 17 ans, la gamine grandie dans une cité ouvrière a rejoint les cursus artistiques, ce qui lui permettra d’avoir une solide base, tout en bénéficiant d’un « cadre conceptuel fantastique » et de la « nature interdisciplinaire de l’expérience cubaine ». C’est en intégrant ensuite le Massachussetts College of Art de Boston que la peintre, sculptrice et musicienne élargit son spectre à la photographie, mais aussi au cinéma et à la performance. Elle ne cesse depuis de créer à partir de ces matériaux qu’elle entremêle pour tracer des perspectives à notre futur en interrogeant le passé. « Dans mon travail, photo ou non, je mets en dialogue la place et le sens de la mémoire, et le rôle de l’héritage culturel dans le présent. Dans ce process, l’Atlantique et sa relation avec le continent ouest-africain sont centraux à travers le commerce triangulaire. S’y interfèrent d’autres éléments narratifs qui se mélangent, comme les apports socioculturels d’autres diasporas dont la chinoise, très importante à Cuba. »
Ce retour biographique est nécessaire pour appréhender l’œuvre de cette femme qui a déjà beaucoup exposé, de la documenta 14 de Kassel à la triennale de Guangzhou, mais demeure une quasi-inconnue à Paris. On saura gré aux Rencontres de Bamako de nous ouvrir à cette artiste accomplie. On y découvre une créatrice qui, pour manier les concepts, n’en demeure pas moins attachée au fil narratif. « Je suis une conteuse et tout mon travail consiste à raconter des histoires ! » Le leitmotiv n’est pas un vain slogan, mais la ligne inductrice d’une œuvre truffée de références. Peintre qui manie la photographie ? Photographe qui dépeint le monde ? María Magdalena Campos-Pons réfute toute tentative de définition qui restreindrait sa liberté : « Je suis quelqu’un qui à, travers la photographie, cherche à établir une conversation avec d’autres médias. C’est pourquoi je construis méticuleusement des images qui mettent en jeu le dessin, la sculpture, l’art performatif… »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #57, disponible ici.
© María Magdalena Campos-Pons