Du 5 au 15 octobre, à Incadaqués, Henri Kisielewski déploie Non Fiction, un projet interrogeant la force narrative de la photographie à travers des mises en scène captivantes. Réalité, imaginaire ? Au moyen d’atmosphères et de portraits de mystérieux personnages, le photographe franco-britannique explore la porosité entre ces deux notions et nous emporte dans un conte muet aux récits multiples. Entretien.
Fisheye : Pourquoi as-tu choisi la photographie pour médium ?
Henri Kisielewski : Je crois que j’avais une sensibilité de photographe assez tôt, bien avant de découvrir ce médium. Quand j’avais treize ou quatorze ans, je me souviens avoir regardé le plan du métro londonien et m’être dit qu’il serait intéressant d’aller visiter tous les arrêts… À l’époque je n’avais aucune notion de ce qu’était un projet – photographique, littéraire ou autre – mais je pense que c’était les prémices d’une curiosité et d’un regard oblique sur le monde qui nous entoure.
Quel a été ton premier « vrai » projet, alors ?
J’ai commencé mon premier projet « sérieux » en 2018. Pendant près de trois ans, j’étais le gardien d’un immense hôtel désaffecté dans un quartier cossu de l’Ouest londonien. À l’époque et comme beaucoup, je m’étais essayé à la photographie de rue en noir et blanc, à la recherche de « l’image unique », inspirée par Kertész, Doisneau, Cartier-Bresson… Petit à petit, je me suis intéressé à l’idée d’une série, à ce que pouvaient suggérer plusieurs images en dialogue. J’ai alors décidé de trouver la trace de celleux qui avaient connu l’hôtel vingt ans plus tôt, avant qu’il ne soit laissé à l’abandon, pour les photographier de nouveau dans le lieu… C’est devenu mon projet Every Life is in Many Days, que je poursuis toujours.
Comment réalises-tu tes travaux ?
Chaque projet part d’un cadre conceptuel avec lequel j’approche le monde réel. C’est avant tout une excuse pour aller vers le monde, les gens, les idées. Ça m’intéresse de prendre du recul par rapport à l’acte photographique et d’explorer ses limites en tant qu’outil descriptif, souligner ma subjectivité… J’essaie de réaliser des projets à la fois rigoureux sur le plan intellectuel et suffisamment ouverts pour conserver une certaine liberté. Je crois que ce que j’aime le plus, c’est jouer avec le hasard, mettre en place des paramètres et voir où vont les choses. Si ça peut paraître un peu grandiloquent venant de moi, Paul Graham parlait d’une « danse avec le réel ».
« J’ai demandé à un monsieur de mettre un collant sur son visage et de me suivre dans une maison désaffectée – pour le convaincre je m’en étais d’ailleurs moi-même mis un sur la tête, puis la police est arrivée ! »
Dans Non Fiction tu brouilles les frontières entre réel et imaginaire, qu’est-ce qui te plaît dans ce processus ?
Je suis fasciné par l’intersection du réel et du fictif. Elle est d’autant plus pertinente et visible aujourd’hui, avec l’émergence des faits alternatifs, des fake news, des images générées par l’IA… Mais elle a aussi longtemps été explorée de manière brillante dans divers domaines – je pense aux installations de Thomas Bellinck, aux films de Yael Bartana, aux dessins collaboratifs de Stanley Brouwn…
La photographie entretient ses propres tensions, ses propres ambiguïtés avec le réel, justement parce qu’elle suggère une vérité objective. Mais même le plus « objectif » des portraits implique des décisions relatives au lieu, à la lumière, à la pose… C’est donc une frontière réellement poreuse ! La toute première photo d’un être humain (« Boulevard du Temple » de Louis Daguerre en 1838) continue par exemple de faire débat, quant à son authenticité, presque deux siècles après la prise de vue… Ce n’est pas rien !
Comment as-tu illustré cette frontière poreuse dans ta série ?
J’ai voulu aller à l’essentiel avec une question simple : est-il possible de photographier le monde tel qu’il est, et en faire quelque chose qui s’apparente à une fiction ? J’ai réalisé des images uniquement basées sur des rencontres improvisées et des faits divers repêchés dans les journaux locaux. Rien n’était prévu, le hasard a fait les choses. C’est par la suite, dans le choix des images et le séquençage que le projet a commencé à prendre du sens.
Puis, après avoir vu les premières planches contact et compris que ça fonctionnait, je me suis permis des entorses à l’idée originale. J’ai poussé plus loin, joué le rôle d’un « narrateur non fiable ». Comme avec le monsieur à qui j’ai demandé de mettre un collant sur son visage et de me suivre dans une maison désaffectée – pour le convaincre je m’en étais d’ailleurs moi-même mis un sur la tête, puis la police est arrivée !
Pourquoi avoir opté pour l’utilisation du flash dans cette série ?
L’un des défis que je me suis lancés dans Non Fiction était de mettre en dialogue le sujet traité et l’exécution visuelle. L’écriture au flash est intéressante parce qu’elle est paradoxale. D’une part, elle suggère une vérité photographique, une sorte d’objectivité froide – je pense aux scènes de crime de Weegee par exemple ou aux images de Lewis Hine dans les bidonvilles – mais en parallèle, dans un contexte moins journalistique – comme chez PL diCorcia ou Max Pinckers – son usage sous-entend une notion de mise en scène et incorpore de la fiction directement dans l’image. Dans ma série, ces deux usages se croisent, c’est une des stratégies visuelles que j’ai employées pour brouiller les pistes.
« L’homme à l’œil blanc, par exemple, me fait penser à un méchant dans James Bond, les triplettes me rappellent les jumelles dans The Shining ! »
Dans quoi as-tu puisé pour construire les mises en scène et personnages qui composent Non Fiction ?
Je pense qu’à partir du moment où on cherche à construire une fiction, on se réfère à tout un tas d’éléments qui constituent notre notion commune du fictif : des situations, des thèmes, des clichés et certains personnages récurrents. Si j’approchais les gens qui m’intéressaient de manière intuitive, j’étais inconsciemment sensible à ce qu’ils renvoyaient, à ce qu’ils pouvaient suggérer de fictif. L’homme à l’œil blanc, par exemple, me fait penser à un méchant dans James Bond, les triplettes me rappellent les jumelles dans The Shining (qui elles-mêmes étaient inspirées de la fameuse photo de Diane Arbus, d’ailleurs).
La dimension narrative est donc omniprésente dans ce travail…
Tout à fait, parce qu’il s’agissait d’explorer le jeu entre les images et le sens qu’on leur donne selon le contexte. Comme tous les médias, la photographie a ses forces et ses faiblesses. Si elle n’est pas bonne pour expliquer, elle a une capacité de suggestion énorme qui, comme dans la poésie, repose autant sur la relation entre les éléments que sur les éléments eux-mêmes.
Une des inspirations principales du projet était le livre Évidence (1977) de Larry Sultan et Mike Mandel, dans lequel sont publiées des images destinées à des usages scientifiques, industriels, militaires, etc. pour composer un ouvrage qui semble provenir d’un seul auteur. En découle une méditation subtile et drôle sur la relation complexe de la photo à son contexte !
De manière similaire, Non Fiction est un jeu d’analogies. Si on place une maison la nuit à côté d’un portrait, suivi d’une photo de trois chaises, une narration commence à prendre forme, même si ces éléments n’ont concrètement aucun rapport entre eux. J’ai donc voulu proposer des clés de lecture qui permettent au public de percevoir les esquisses d’une narration, sans pour autant la définir.
D’autres thématiques ont-elles éclos lors de la réalisation de Non Fiction ?
Outre cette frontière entre le réel et le fictif et l’influence du contexte sur la lecture des images, j’y explore aussi, d’une certaine manière, la notion de hasard. Il n’y a pas une seule photo dans la série qui ne soit pas le résultat d’une rencontre fortuite, d’une conversation imprévue, d’une coïncidence. Ça rejoint finalement l’idée du réel : comme si rien n’était forcé ni prévu d’avance. Je ne cesserai jamais d’être surpris par la générosité des « dieux de la photo » quand on s’acharne un peu…
As-tu un exemple de « heureux hasard » qui t’a permis d’avancer ton projet ?
C’était une fin de journée. J’avais les jambes fatiguées, il n’y avait plus beaucoup de lumière. Je me dis qu’il faudrait faire une dernière photo avant de rentrer. Je me trouvais devant un mur illuminé par un faisceau doré, comme seule la dernière lueur du soir peut l’être. J’aperçois un groupe au loin, dont un homme avec un gilet et une moustache en guidon. Pas convaincu, mais épuisé après cette longue journée, je l’approche. Au moment où je me lance dans des explications, je réalise que son œil gauche est entièrement blanc. Je n’aurais pas pu rêver meilleur protagoniste !
Je lui ai demandé s’il accepterait de jouer, le temps de quelques photos, le « méchant » dans ma série, et il semblait aussi enthousiaste que moi. J’apprendrai par la suite qu’il n’était que de passage et n’avait pas prévu de passer là ce soir : ça avait été un hasard.
Des projets futurs qui te tardent de développer ?
En ce moment, je développe un projet ambitieux aux États-Unis – une sorte de suite à Non Fiction – qui porte sur Agloe, une ville fictive qui en est venue à exister. Ça part dans tous les sens : les nouvelles de John Cheever, les essais de Baudrillard, beaucoup de musique East Coast un peu déprimante, les tableaux de Hughie Lee-Smith, Edwrad Hopper et d’autres… Mais si tu me redemandes mes inspirations dans six mois, ce sera autre chose !