«MILK» ou le repas originel

18 mars 2022   •  
Écrit par Julien Hory
«MILK» ou le repas originel

Dans son livre MILK, ré-édité à compte d’auteur, Sophie Harris-Taylor explore sans fard l’allaitement. À travers ce repas originel, la photographe britannique lève le voile sur cet acte universel et pourtant idéalisé dans les représentations. Un témoignage au cœur de la vie et du réel.

Il y a parfois un écart entre la réalité et les illustrations que nous en avons. Souvent, c’est l’expérience concrète d’une situation qui permet de mesurer le vrai. C’est aussi sans nul doute ce qui anime Sophie Harris-Taylor. Dans sa série MILK, publiée à compte d’auteur, la photographe britannique n’use d’aucun subterfuge pour rendre compte de ce qu’est l’allaitement. Fréquemment illustré comme un acte d’amour et de bienveillance, les arts en ont quelque peu oublié la fonction première, la nutrition. Surtout, une forme de mimétisme s’est installée dans les images reproduisant de fait un cliché bien encré. Les portraits de mères, sourire aux lèvres et un regard doux tourné vers son enfant calme, ont alimenté la peinture et la photographie depuis longtemps. Une interprétation qui semble bien loin du vécu des femmes qui ont fait ce choix.

L’histoire de cette aventure commence ici par celle de Sophie Harris-Taylor elle-même. « En devenant mère pour la première fois, confie-t-elle, j’ai été complètement surprise par l’importance de l’allaitement maternel. Ayant rencontré des complications, j’ai eu envie d’ouvrir le débat autour du sujet et d’essayer de montrer quelque chose d’un peu plus réaliste que ce que nous avions l’habitude de voir. J’ai donc sollicité des femmes de mon entourage et via les réseaux sociaux pour rendre compte de la diversité des situations ». Car il n’y a pas l’allaitement, mais bien des allaitements. Chaque bébé a sa propre façon de s’alimenter, gourmand ou vite rassasié. De la même façon, chaque maman vit ce moment au plus profond d’elle-même, dans le bonheur, l’inquiétude ou la douleur (notamment à cause de la mammite, réaction inflammatoire de la glande mammaire d’origine infectieuse, ndlr).

© Sophie Harris-Taylor

Briser le silence

L’allaitement, quand il est possible (car beaucoup de femmes ne le peuvent pas), est donc une question de choix. Et comme chaque choix, il implique une part d’intime. Cela, Sophie Harris-Taylor l’a bien compris. Elle s’est attachée à capturer ce qu’il y a d’unique chez chacun des couples qu’elle a rencontré. Elle a su aborder son sujet avec justesse, sans artifice, avec sensibilité et dans un climat de confiance réciproque. « La plupart des personnes portraitisées ont été incroyablement collaborative, explique la photographe. Pour certaines, c’était presque un devoir de participer à ce projet ». Il est vrai que le thème de l’allaitement est étrangement tabou. Peu de mères osent l’aborder frontalement. Une réserve que nous devons peut-être à une société encore bien trop régie par le patriarcat et une vision masculine du corps des femmes.

« Les seins des femmes sont devenus tellement sexualisés, pense-t-elle. Nous en oublions leur fonction première.Nous avons tous vu une vache se faire traire, mais rarement une femme tirer son lait. Cette série permet de montrer ce pour quoi ils ont été conçus à l’origine et de réinjecter un peu de vérité ». C’est pourquoi MILK possède une facette légèrement austère que l’oeil de l’artiste a su rendre chaleureuse. Et pour appuyer ses images, Sophie Harris-Taylor a recueilli les témoignages des mères qu’elle a photographiées. Un moyen plus direct de mettre en lumière tout ce que l’allaitement a de personnel. Le lait qui jaillit partout à chaque tétée chez une, des séances de presque une heure pour une autre, en passant par une mère ne se sentant pas assez  « productive » pour satisfaire son enfant… Les récits proposés ici sont autant d’histoires individuelles qui brisent le silence de la pudeur.

© Sophie Harris-Taylor

Les pères plus impliqués

Loin de Sophie Harris-Taylor l’idée de proposer un manuel explicatif ou un guide de bonne conduite. Elle sait que c’est un rôle nouveau que doit investir une jeune maman. Et comme pour tout rôle, il y a différentes interprétations. Qui serait en mesure de dire laquelle est la meilleure ? Il s’agit d’un numéro de duettistes qui scelle la filiation mère/enfant et supporte peu les incursions extérieures. Mais la photographe le reconnaît, la question de l’allaitement évolue dans l’opinion publique et dans les habitudes. « Le regard a changé. La génération de ma mère était plus prude. Par exemple, elle ne m’aurait certainement pas nourrie dans un café ou n’importe quel lieu public. Mon époque est plus libérale. J’ai l’impression que c’est la même chose pour les hommes. Les pères d’aujourd’hui sont beaucoup plus impliqués ».

Cependant, des progrès restent à réaliser. C’est ce que nous pouvons constater à la lecture des mots de Nicole, une des femmes photographiées par Sophie Harris-Taylor. « Je crois que les femmes occidentales rencontrent plus de difficultés à allaiter parce que nous faisons ces choses en isolement plutôt qu’en communauté, confie cette dernière. Si l’allaitement ne se faisait pas principalement à huis clos, nous y serions plus exposés et donc mieux préparés. Je ne pense pas non plus que la société crée assez d’espaces publics favorables à l’allaitement. Il arrive qu’on nous fasse sentir que c’est un inconvénient plus qu’une nécessité naturelle ». Nous le savons, des mères se sont vu refuser l’accès à des établissements pour avoir simplement voulu nourrir leur enfant. Espérons qu’en diffusant les photographies qui composent MILK, Sophie Harris-Taylor participe à faire progresser les mentalités et, autant que possible, apporter un peu de sororité aux jeunes mères.

MILK, auto-édité par Sophie Harris-Taylor, 54p., 15£

© Sophie Harris-Taylor

© Sophie Harris-Taylor© Sophie Harris-Taylor
© Sophie Harris-Taylor© Sophie Harris-Taylor

© Sophie Harris-Taylor© Sophie Harris-Taylor

© Sophie Harris-Taylor

Explorez
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d'images
© Jenny Bewer
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d’images
Dans son numéro #73, Fisheye sonde les représentations photographiques de l’amour à l’heure de la marchandisation de l’intime. À...
05 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
RongRong & inri : « L'appareil photo offre un regard objectif sur le sentiment amoureux »
Personal Letters, Beijing 2000 No.1 © RongRong & inri
RongRong & inri : « L’appareil photo offre un regard objectif sur le sentiment amoureux »
Le couple d’artiste sino‑japonais RongRong & inri, fondateur du centre d’art photographique Three Shadows, ouvert en 2007 à Beijing...
04 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Dans l’œil de Valentine de Villemeur : un réfrigérateur révélateur
© Valentine de Villemeur
Dans l’œil de Valentine de Villemeur : un réfrigérateur révélateur
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Valentine de Villemeur. La photographe a consigné le parcours de sa procréation...
01 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Yu Hsuan Chang : des femmes et des montagnes
G-Book © Yu Hsuan Chang
Yu Hsuan Chang : des femmes et des montagnes
Dans des collectes effrénées d’images, la photographe taïwanaise Yu Hsuan Chang transcrit autant la beauté de son pays que la puissance...
25 août 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
© Julie Wintrebert, Crazy Beaches, 2024 / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, pour la rentrée, les pages de Fisheye se mettent au rythme du photojournalisme, des expériences...
07 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
© Bohdan Holomíček
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
Créé en 2022, le Prix Viviane Esders rend hommage à des carrières photographiques européennes souvent restées dans l’ombre. Pour sa...
06 septembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Sandra Calligaro : à Visa pour l'image, les Afghanes sortent de l'ombre
Fahima (17 ans) révise dans le salon familial. Elle suit un cursus accessible en ligne sur son smartphone. Kaboul, Afghanistan, 24 janvier 2025. © Sandra Calligaro / item Lauréate 2024 du Prix Françoise Demulder
Sandra Calligaro : à Visa pour l’image, les Afghanes sortent de l’ombre
Pour la 37e édition du festival Visa pour l’Image à Perpignan qui se tient jusqu’au 14 septembre 2025, la photojournaliste Sandra...
05 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d'images
© Jenny Bewer
Fisheye #73 : vivre d'Amour et d’images
Dans son numéro #73, Fisheye sonde les représentations photographiques de l’amour à l’heure de la marchandisation de l’intime. À...
05 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger