Dans son livre MILK, ré-édité à compte d’auteur, Sophie Harris-Taylor explore sans fard l’allaitement. À travers ce repas originel, la photographe britannique lève le voile sur cet acte universel et pourtant idéalisé dans les représentations. Un témoignage au cœur de la vie et du réel.
Il y a parfois un écart entre la réalité et les illustrations que nous en avons. Souvent, c’est l’expérience concrète d’une situation qui permet de mesurer le vrai. C’est aussi sans nul doute ce qui anime Sophie Harris-Taylor. Dans sa série MILK, publiée à compte d’auteur, la photographe britannique n’use d’aucun subterfuge pour rendre compte de ce qu’est l’allaitement. Fréquemment illustré comme un acte d’amour et de bienveillance, les arts en ont quelque peu oublié la fonction première, la nutrition. Surtout, une forme de mimétisme s’est installée dans les images reproduisant de fait un cliché bien encré. Les portraits de mères, sourire aux lèvres et un regard doux tourné vers son enfant calme, ont alimenté la peinture et la photographie depuis longtemps. Une interprétation qui semble bien loin du vécu des femmes qui ont fait ce choix.
L’histoire de cette aventure commence ici par celle de Sophie Harris-Taylor elle-même. « En devenant mère pour la première fois, confie-t-elle, j’ai été complètement surprise par l’importance de l’allaitement maternel. Ayant rencontré des complications, j’ai eu envie d’ouvrir le débat autour du sujet et d’essayer de montrer quelque chose d’un peu plus réaliste que ce que nous avions l’habitude de voir. J’ai donc sollicité des femmes de mon entourage et via les réseaux sociaux pour rendre compte de la diversité des situations ». Car il n’y a pas l’allaitement, mais bien des allaitements. Chaque bébé a sa propre façon de s’alimenter, gourmand ou vite rassasié. De la même façon, chaque maman vit ce moment au plus profond d’elle-même, dans le bonheur, l’inquiétude ou la douleur (notamment à cause de la mammite, réaction inflammatoire de la glande mammaire d’origine infectieuse, ndlr).
Briser le silence
L’allaitement, quand il est possible (car beaucoup de femmes ne le peuvent pas), est donc une question de choix. Et comme chaque choix, il implique une part d’intime. Cela, Sophie Harris-Taylor l’a bien compris. Elle s’est attachée à capturer ce qu’il y a d’unique chez chacun des couples qu’elle a rencontré. Elle a su aborder son sujet avec justesse, sans artifice, avec sensibilité et dans un climat de confiance réciproque. « La plupart des personnes portraitisées ont été incroyablement collaborative, explique la photographe. Pour certaines, c’était presque un devoir de participer à ce projet ». Il est vrai que le thème de l’allaitement est étrangement tabou. Peu de mères osent l’aborder frontalement. Une réserve que nous devons peut-être à une société encore bien trop régie par le patriarcat et une vision masculine du corps des femmes.
« Les seins des femmes sont devenus tellement sexualisés, pense-t-elle. Nous en oublions leur fonction première.Nous avons tous vu une vache se faire traire, mais rarement une femme tirer son lait. Cette série permet de montrer ce pour quoi ils ont été conçus à l’origine et de réinjecter un peu de vérité ». C’est pourquoi MILK possède une facette légèrement austère que l’oeil de l’artiste a su rendre chaleureuse. Et pour appuyer ses images, Sophie Harris-Taylor a recueilli les témoignages des mères qu’elle a photographiées. Un moyen plus direct de mettre en lumière tout ce que l’allaitement a de personnel. Le lait qui jaillit partout à chaque tétée chez une, des séances de presque une heure pour une autre, en passant par une mère ne se sentant pas assez « productive » pour satisfaire son enfant… Les récits proposés ici sont autant d’histoires individuelles qui brisent le silence de la pudeur.
Les pères plus impliqués
Loin de Sophie Harris-Taylor l’idée de proposer un manuel explicatif ou un guide de bonne conduite. Elle sait que c’est un rôle nouveau que doit investir une jeune maman. Et comme pour tout rôle, il y a différentes interprétations. Qui serait en mesure de dire laquelle est la meilleure ? Il s’agit d’un numéro de duettistes qui scelle la filiation mère/enfant et supporte peu les incursions extérieures. Mais la photographe le reconnaît, la question de l’allaitement évolue dans l’opinion publique et dans les habitudes. « Le regard a changé. La génération de ma mère était plus prude. Par exemple, elle ne m’aurait certainement pas nourrie dans un café ou n’importe quel lieu public. Mon époque est plus libérale. J’ai l’impression que c’est la même chose pour les hommes. Les pères d’aujourd’hui sont beaucoup plus impliqués ».
Cependant, des progrès restent à réaliser. C’est ce que nous pouvons constater à la lecture des mots de Nicole, une des femmes photographiées par Sophie Harris-Taylor. « Je crois que les femmes occidentales rencontrent plus de difficultés à allaiter parce que nous faisons ces choses en isolement plutôt qu’en communauté, confie cette dernière. Si l’allaitement ne se faisait pas principalement à huis clos, nous y serions plus exposés et donc mieux préparés. Je ne pense pas non plus que la société crée assez d’espaces publics favorables à l’allaitement. Il arrive qu’on nous fasse sentir que c’est un inconvénient plus qu’une nécessité naturelle ». Nous le savons, des mères se sont vu refuser l’accès à des établissements pour avoir simplement voulu nourrir leur enfant. Espérons qu’en diffusant les photographies qui composent MILK, Sophie Harris-Taylor participe à faire progresser les mentalités et, autant que possible, apporter un peu de sororité aux jeunes mères.
MILK, auto-édité par Sophie Harris-Taylor, 54p., 15£
© Sophie Harris-Taylor