Jusqu’au 30 juin, le Palais de Tokyo accueille plusieurs expositions qui ouvrent les débats et les perspectives. En cette période d’actualité particulièrement lourde, c’est l’expression d’une supplique pour la paix qui s’y déploie, avec entre autres, le travail incarné et monumental de l’artiste pluridisciplinaire Mohamed Bourouissa.
« Les artistes agissent en quelque sorte comme des vigies », déclare avec acuité Daria de Beauvais, co-curatrice de Dislocations. Mohamed Bourouissa, Sara Kontar, Ali Arkady, May Murad, parmi tant d’autres, démontrent la force et la beauté extraordinaires qui peuvent naître de la création artistique, lorsqu’elle fait rimer transformation avec résilience et réparation. Les quatre expositions mises à l’honneur par le Palais de Tokyo répondent ainsi à une tentative de témoigner des crises du monde et des moyens de les apaiser. Certaines d’entre elles trouvent une résonance essentielle avec le sort que subit en ce moment la Palestine. « L’actualité brûlante et l’intensité du présent ne doivent pas nous tétaniser mais au contraire nous renforcer dans nos missions : donner à entendre des voix alternatives à travers le chaos », rappelle Guillaume Désanges, président du Palais de Tokyo, afin d’introduire les œuvres exposées.
« Les exilé·es franchissent les frontières, brisent les barrières de la pensée et de l’expérience », écrivait Edward Saïd dans ses Réflexions sur l’exil, cité par Daria de Beauvais. Ce sont en particulier les artistes exilé·es ou préoccupé·es par cette thématique, qui s’activent dans l’exposition collective Dislocations. Past Disquiet, fruit d’une recherche longue de quinze années de Kristine Khouri et Rasha Salti, relate les récits oubliés et les luttes d’émancipation des peuples palestinien, nicaraguayen, chilien ou sud-africain. Le plasticien franco-algérien Mohamed Bourouissa dresse lui aussi des histoires collectives de résistance et d’aliénation, avec l’exposition à la fois rétrospective et prospective qui lui est dédiée, Signal. Cette dernière fait suite à celle donnée au LaM à Villeneuve-d’Ascq, jusqu’en janvier dernier. À partir de fin avril, le Palais de Tokyo accueillera également le travail de l’artiste Chloé Bensahel, qui mêlera performance, tissage et divers types de médiums, inspirée par sa propre multiculturalité.
Raconter la vie trouble
« Initialement, pour intituler l’exposition de Mohamed Bourouissa, nous avions pensé aux titres Lunatique, Seum, soit le venin qui intoxique, Giardini (Les Jardins, en français), qui évoquent les nombreux plis et replis que l’on traverse, et puis nous sommes arrivés à Signal », introduit Hugo Vitrani, curateur de l’exposition. S’il est une référence explicite à l’une des seules applications mobiles qui permet d’échapper aux systèmes de contrôle, le titre pourrait aussi bien évoquer le fait de se mettre à l’écoute des symptômes dont souffre notre humanité, que de donner l’alerte. Dans ce travail, on retrouve en effet cette dimension de soin et d’attention extrêmes à l’autre, de même qu’une volonté profonde d’éveiller les consciences. De dire « les désirs malgré la violence », comme le formule Guillaume Désanges. Pour y parvenir, Mohamed Bourouissa a recours à tous les moyens possibles. On passe, ainsi, du son à la photographie, de la mise en scène à la création vidéo, de la sculpture au dessin ou à l’aquarelle. Au cœur de cette explosion des formes, une vision nouvelle axée sur l’amertume, soit en arabe le seum – d’après le nom de l’une des œuvres photographiques.
En se frayant un chemin à travers les mimosas qui parcourent l’entrée de l’exposition, on découvre cette image frappante d’une mygale qui rampe le long du cou de l’artiste. À elle seule, en provoquant chez le·la spectateurice un curieux frémissement, cette photographie tisse les liens qu’élabore Mohamed Bourouissa à travers son œuvre : ceux qui relient la peur à la fascination, une forme de violence à l’harmonie et à la douceur. Car Signal, à la fois intime et collectif, relate une entreprise de confrontation des un·es et des autres à leurs peurs les plus enfouies, et réclame un dépassement de celles-ci, une victoire. Non loin de là, l’artiste interroge la représentation des femmes maghrébines, en travaillant à partir d’expériences personnelles. Il trouve ainsi des manières uniques de dresser des récits collectifs, puisés aux racines de l’amertume, sans pathos. Ce seum, de façon exemplaire, c’est celui de ce personnage que l’artiste capture en train de tirer la langue d’énervement. Il naît des peurs intérieures, des conflits réels, de l’oppression, qui viennent s’enraciner au plus profond de nous et se déploient pour devenir une part constitutive de l’étrangeté de ce que nous sommes.
Dans cet ensemble où dominent la couleur et la recherche d’une utopie visuelle, Mohamed Bourouissa, animé par une logique du désordre, passe d’un médium à l’autre avec une fluidité rafraîchissante. « Concernant mes aquarelles, je fais souvent le parallèle avec le free jazz : les gestes qui m’animent sont des souffles, des impulsions », explique-t-il par exemple. Le plasticien initie d’abord une démarche de remise en connexion des arts pour explorer, en filigrane, tout ce qui peut nous opposer et nous rassembler. L’exposition rassemble également plusieurs géographies, de l’Algérie à Gaza, de Gennevilliers à Philadelphie. Avec son collectif Hawaf, il imagine un musée des possibles, le Sahab, qui permet à tous·tes d’accéder au patrimoine et à la culture de Gaza – territoire sous embargo, dépourvu de musée d’art contemporain. « L’idée à travers ce projet est d’offrir l’opportunité à chacun·e de partir du ciel pour aller jusqu’à Gaza », affirme l’un des membres du collectif. Empreinte d’une grande émotion, Signal puise dans les racines, dans le passé, dans ce qui est à la surface et dans ce qui est souterrain, pour penser l’écart et la tension. De fait, l’exposition devient un espace vivant lui-même, où règne le chaos des formes et des esthétiques, où le langage devient élastique, où le singulier et le pluriel se confondent. Elle s’impose, ainsi, comme un véritable cri du cœur, en réponse au silence assourdissant que font si bien régner les oppresseur·ses.