Italie, Turquie, Géorgie, Oman, Iran, Kenya… À chaque pays, sa merveille. Sa merveille instagrammable. Dans The Place nobody went, Natacha de Mahieu, questionne notre rapport au monde, et à l’environnement par le prisme du voyage. Entretien avec cette photographe-exploratrice engagée.
Fisheye : Qui es-tu ? Comment te décrirais-tu, en quelques mots ?
Natacha De Mahieu : Je suis née et j’ai grandi à Bruxelles. J’y ai aussi fait mes études de photographie. Aujourd’hui, je travaille avant tout comme photographe documentaire et vidéaste sur des sujets liés aux droits humains et à l’environnement. Je me suis par exemple intéressée à la cause des Ouïghours en Chine et en Europe. J’ai aussi photographié des réfugiés climatiques. Je me concentre à présent sur le tourisme et son impact sur le monde.
Comment décrirais-tu ton approche photo ? Et pour cette série en particulier, The Place Nobody Went ?
J’aime installer beaucoup d’espace entre ce que je photographie et moi-même. C’est une manière pour moi de prendre du recul sur mon sujet et de le placer dans son contexte.
Et cette distance a été particulièrement importante pour ma série The Place Nobody Went. Elle m’a permis de montrer, avec un peu d’humour, ce décalage entre l’attitude des touristes et l’environnement.
Avec ce projet, tu livres une réflexion sur tourisme, mais sur le voyage avant tout…
J’ai toujours beaucoup voyagé avec mes trois frères et mes parents. Chaque été on partait sillonner les routes d’Europe dans une vieille camionnette. On bivouaquait souvent, loin de tous les lieux touristiques. Mes parents ont essayé de nous initier à l’aventure dès notre plus jeune âge.
À 23 ans, sans un sou, j’ai entrepris un tour de l’Eurasie à vélo. Même si j’ai visité quelques incontournables, j’ai essayé de rester loin des sentiers battus. Lorsqu’on fait un voyage comme celui-là, on n’a simplement pas le droit de se comporter comme un touriste ordinaire. Financièrement, c’est impossible. Alors, j’ai dû m’adapter. Regarder certains sites touristiques sans pouvoir y entrer. Passer à côté de beaux hôtels pour finalement planter ma tente sur un terrain vague, un peu plus loin, etc. Ces situations me confrontaient à ce tourisme de masse et à toutes les normes contraignantes qu’il engendre : entrées payantes, chemins balisés, mises en scène culturelles, etc.
Difficile de voyager sans « croiser » le tourisme de masse…
Peu importe le site, ces standards reviennent partout. L’environnement semble être transformé et formaté pour les visiteurs de masse. Si bien qu’ils sont forcés de se comporter d’une certaine façon. Les réseaux sociaux n’ont fait qu’exacerber ce formatage. C’est cela que je veux montrer à travers cette série…
Quelles ont été tes références pour ce projet ?
Les peintures de Brueghel. Les photographes tels que Danila Tkachenko, Philippe Chancel, Hashem Shakeri, Zhang Kechun m’inspirent beaucoup aussi. Il y a l’humour de Martin Parr aussi. Et avant tout, les réseaux sociaux.
Quel est le profil de tes modèles-vacanciers ?
Ce tourisme de masse semble toucher tout le monde. Et ce, peu importe le profil. On voit de jeunes vacanciers, comme des aventuriers hyperconnectés ou des retraités.
Certains lieux sont bien sûr plus courus par certains types de touristes, mais les parallèles sont marquants.
Selon toi, que recherchent ces voyageurs ? Quelles sont leurs motivations ?
Sans tomber dans les généralisations outre mesure, je constate tout de même quelques tendances.
Il y a ceux qui, attirés par un imaginaire stéréotypé, partent vers des lieux où ils espèrent trouver beauté, calme et/ou authenticité. Ils cherchent à se dépayser, à découvrir des nouveautés pour in fine se changer les idées. Mais par leur présence même, ils dégradent, perturbent et transforment l’environnement en un espace inauthentique qu’ils visitent puis délaissent après coup.
Et puis, il y a ceux – et ce sont parfois les mêmes personnes – qui recherchent l’instagrammable. Ces derniers s’intéressent plus à l’image qu’ils vont pouvoir afficher sur les réseaux sociaux qu’à l’endroit visité.
The Place Nobody Went, c’est aussi une histoire de partage…
Durant mon voyage à vélo, j’ai fait tant de rencontres incroyables ! Des gens me croisaient dans la rue, et m’invitaient chez eux pour partager un repas ou pour me loger. J’y ai rencontré d’autres voyageurs, chacun d’eux partageant leurs histoires et aventures. Nous partagions toutes et tous une certaine manière d’être et de penser, et ce, peu importe notre pays ou nos origines. J’ai alors réalisé que l”authenticité culturelle, faite de traditions et de coutumes que le secteur touristique nous présente, n’est finalement que la mise en scène d’un héritage qui n’évoque que peu de choses à la population locale, comme à nous autres Européens. Le tourisme est souvent unidirectionnel.
Une rencontre particulièrement marquante durant ton périple ?
J’étais à Shiraz, une des grandes villes situées au sud de l’Iran. Mon hôte, dont la vie était modeste, n’avait jamais quitté l’Iran, mais faisait preuve d’une ouverture d’esprit et avait un point de vue très cosmopolite sur le monde. Il accueillait régulièrement des voyageurs européens, et cultivait un rêve : s’acheter un van et avec les quelques milliers de dollars qu’il avait su mettre de côté et de sillonner notre continent. Qu’est-ce qui l’en empêchait ? La complexité administrative. Il n’est pas évident de voyager librement à travers l’espace Schengen quand on est Iranien. Je me suis rendu compte à ce moment-là de ma chance d’être Européenne et de pouvoir voyager aussi facilement.
Quelle a été ta plus grande surprise ?
Voir qu’il est possible de réaliser ce genre de documentaire dans à peu près chaque région du monde. Les masses de touristes sont devenues banales, et les activités qui leur sont proposées uniformisées. C’est fou comment, dans chaque pays, on retrouve les mêmes démonstrations d’artisants-tisseurs, les mêmes types de “tours-découvertes” etc.
Et la chose la plus dingue que tu aies vue ?
Je ne suis pas près d’oublier le lever de soleil en Cappadoce – une région semi-aride située au centre de la Turquie. Un site réputé pour ses centaines de montgolfières survolant les formations rocheuses, et qui fascine des voyageurs venus du monde entier. Leur objectif ? Immortaliser le moment avec “la plus belle photo”. La photo ne devant pas être “gâchées” par la présence d’autres touristes dans le cadre. La concurrence est véritable, et la tache ardue tant les shootings “demandes en mariage”, “virés en quad”, et “Sunrise tour équestre” pullulent. Certains touristes louent même de vieilles voitures américaines aux couleurs instagrammables ! La scène est complètement surréaliste.
Quelle est la photo dont tu es la plus fière ? Pourquoi ?
J’aime particulièrement la photo prise au Kenya, durant un Sarafi-tour. Elle illustre parfaitement les débordements du tourisme de masse.
Informé par talkie-walkie qu’un éléphant était à proximité, notre chauffeur nous a emmenés à toute allure jusqu’à l’endroit où nous avons retrouvés d’autres touristes surexcités par l’aubaine. Finalement, nous nous retrouvions là, à consommer cette expérience sans aucun respect pour l’éléphant à qui nous ne laissions qu’un étroit passage entre nos 4×4 pour poursuivre sa route…
Et peux-tu commenter cette image représentant des cabines mobiles ?
C’est en visitant un des nombreux ‘Wadi’ (oasis, NDLR) à Oman que j’ai découvert ces trois cabines d’essayage « à louer » destinées aux touristes désirant se baigner dans les piscines naturelles. Je trouve qu’elles représentent tout à fait 3 des caractéristiques du tourisme aujourd’hui. Premièrement, tout est monnayable. Il y a toujours un local ingénieux qui trouve le moyen de récolter sa part de la manne touristique. Deuxièmement, pour permettre aux touristes une visite agréable et sécurisée, on développe des infrastructures… Jusque dans les endroits les plus absurdes ! Et troisièmement, on essaie souvent de camoufler ces infrastructures par du faux authentique qui frôle parfois le kitsch (ici avec les imprimés couleur treillis ).
Une autre photo que tu souhaiterais décrire ?
J’aime beaucoup l’image des montgolfières. Elle évoque tellement de choses ! Il y a d’abord ce couple qui prend la pose – la femme porte une robe de soirée alors que nous étions un matin d’hiver et que la température frôlait les 0°C ! Et puis la voiture de location, faisant concurrence à tant d’autres groupes de touristes, qui a nécessité de la part du photographe un cadrage très serré. Tout cela n’aurait évidemment aucun sens s’il n’y avait pas ces immenses montgolfières remplies de touristes entassés. La scène serait parfaite en y ajoutant une bande-son : le vrombissement des quads loués par les touristes, le souffle périodique des brûleurs des montgolfières, les moteurs des voitures à l’arrêt qui tournent pour maintenir le chauffage. On est bien loin du calme idyllique qui rayonne dans les photos postées sur les réseaux.
The Place Nobody Went est une critique du tourisme de masse, comme de notre rapport à la consommation ?
The Place Nobody Went renvoie à l’imaginaire des gens quand ils choisissent une destination de vacances. On pense voyager dans des endroits authentiques, que personne n’a encore visité, loin de la mondialisation. Avec ce projet, je me suis rendu compte que ces lieux n’existaient plus vraiment. Si certaines régions étaient jusque là restées relativement à l’écart de la mondialisation, l’essor du tourisme des dernières décennies les a emportées dans sa forme la plus extrême. Des peuples se sont retrouvés en quelque temps confrontés à un afflux d’êtres humains, possédant des multiples de leur fortune, habillés de façon identique, un boîtier à la main, sans que tout cela ne soit à leur portée.
En quelques décennies, le tourisme est devenu une véritable industrie, une parmi les plus polluantes au monde. On a modelé des paysages pour permettre aux touristes d’y accéder plus facilement, ressuscité des pratiques ancestrales pour faire vivre des expériences « authentiques » aux visiteurs. On a reconstruit des temples en ruines pour attirer les foules, les locaux ont revêtu les vêtements de leurs grands-parents pour devenir plus photogéniques. Certaines personnes dépensent sans compter pour des objets matériels, et d’autres pour vivre des expériences et faire des découvertes.
Quelques mots quant à l’impact écologique justement ?
8 %. Telle est la part que représente le tourisme dans les émissions de CO2 humaines. La liste des désastres écologiques liés au tourisme est énorme : réserves naturelles piétinées, sites archéologiques abimés ou déchets non traités… Il est clair que la façon dont nous voyageons, au même titre que notre régime alimentaire et vestimentaire doit drastiquement changer si on veut contenir le réchauffement climatique.
Qu’as-tu appris durant la réalisation de ce projet ? A-t-il changé ta perception du voyage ?
Ce projet – et le voyage que j’ai réalisé – m’a fait prendre conscience d’un élément très dérangeant. En prenant du recul par rapport à tous les touristes que j’ai pu croiser, un sentiment de culpabilité est apparu. Pourquoi voyage-t-on finalement ? N’est-ce pas une action égoïste ? Je m’invite dans le pays de l’autre, dans son village, juste pour y vivre une expérience. Et je n’en ai finalement que peu à faire, tant que mes envies sont satisfaites.
Au-delà de cette vision un peu réductrice se cache quelque chose de bien plus réjouissant : le tourisme permet à des personnes vivant à des milliers de kilomètres les une des autres d’entrer en contact, d’élargir leurs horizons, d’ouvrir leur esprit. Ainsi, une identité commune se construit petit à petit : l’homo sapiens sapiens. Elle permet à l’humanité de prendre conscience que nous partageons tous une seule et même planète et que nous avons plus intérêt à coopérer qu’à se faire la guerre.
© Natacha de Mahieu