Dans leur dernière création intitulée Les Océanographes, Émilie Rousset et Louise Hémon racontent Anita Conti et les conditions de vie sur un chalutier dans les années 1950. Un discours cru et tendre qui interroge le rapport de l’image à l’océan, construit à partir du son, des images et des écrits de la première océanographe française. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Remontée de chalut, marins en plein effort, capitaine sur le pont. Précision des gestes. Dangerosité de la mer. Morues dépecées, morues éviscérées. « Image », c’est avec ce terme que s’ouvre Les Océanographes, une pièce-hommage dédiée à Anita Conti (1899- 1997) signée par Émilie Rousset et Louise Hémon, et programmée au Théâtre de Gennevilliers, centre dramatique national, pour le Festival d’Automne à Paris. Dans un décor plastique abstrait – des piles de feuilles blanches –, Saadia Bentaïeb, qui incarne la première océanographe française, commente un diaporama imaginaire. « Animal d’eau de mer créé pour servir le monde marin », selon ses propres dires, Anita Conti est une femme de terrain, la seule et l’unique ayant vécu de l’intérieur des expéditions scientifiques. Ce soir d’octobre au Théâtre de Gennevilliers, nous embarquons à bord du Bois rosé, un grand chalutier chargé de morues. Il est temps de lever l’ancre, car celle qui a navigué jusqu’à ses 85 ans a bien des histoires à nous livrer. À cet effet, une deuxième actrice, Antonia Buresi, joue alternativement l’intervieweuse et une chercheuse en science de l’environnement déprimée.
Les Océanographes n’a pas été conçu comme un biopic. Et pour cause, impossible en une heure et demie de conter la vie de cette cartographe des fonds marins et pionnière de l’aquaculture. Écologiste avant l’heure, Anita Conti continue d’impressionner la scène artistique avec ses livres, ses 60 000 photos et son film. C’est d’ailleurs ce dernier qui a retenu l’attention d’Émilie Rousset et Louise Hémon. Nous sommes en 2016 et les deux créatrices questionnent les rituels marins à l’occasion de la préparation de leur film Rituel 3 : Le Baptême de mer. Elles découvrent parmi les archives de la Cinémathèque de Bretagne Racleurs d’océans. « Un documentaire de 1952 signé Anita Conti composé d’une suite de rushes muets en 16 mm, mis rapidement bout à bout. Il s’agissait de présenter, lors de conférences, une campagne de pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve. La réalisatrice n’a jamais eu le temps de travailler le montage, de le penser comme une écriture », explique Louise Hémon. « Une scène festive et particulièrement surréaliste nous a marquées : le baptême de Neptune. On y voit des marins déguisés en dieux et en pingouins. Ce film montre aussi les gestes précis et répétés des travailleurs de la mer. Ses images ultra-puissantes témoignent de la dureté du travail, comme des conditions de vie à bord », se souvient Émilie Rousset.
© Racleurs d’océans d’Anita Conti / Cinémathèque de Bretagne
La science n’est pas une mécanique que l’on apprend
Autant d’instants crus et tendres projetés sur la grande page blanche de la scène. Du jamais vu, car ce genre d’expédition nécessite plusieurs mois de navigation à la limite des climats polaires. Autre difficulté ? La graisse des câbles et l’huile de foie de morue dégoulinante. « Cela n’est pas un inconvénient pour les humains, mais c’est mortel pour la photographie qui exige des mains propres. » Vu ces conditions, mieux vaut encore filmer et photographier que dessiner. « Le souvenir n’est jamais précis. Il n’est jamais qu’une espèce d’ombre, tandis qu’un document, pris sur le vif de l’action, est un objet qui est toujours chargé d’une sorte de puissance d’évocation et de garantie d’authenticité », expliquait Anita Conti.
Une passion pour le documentaire que partage le duo de créatrices dans leur pratique artistique respective – Émile Rousset est metteuse en scène, Louise Hémon cinéaste – et commune. Dans leur dernière création, Le Grand Débat, elles se sont emparées d’archives télévisuelles. En jouant avec les codes de la télé, il s’agissait de comprendre différemment les interactions entre les personnalités politiques, tout en interrogeant la « construction de l’image, la puissance narrative et réflexive ». Et comme dans la sphère politique, l’image est nécessaire à la construction d’un discours scientifique. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’une science aussi complexe que l’océanographie. « Comment voulez-vous apprendre la science du vent, la science de l’eau libre, la science de l’eau salée, la science des bêtes libres, la science des bêtes dangereuses qui vous attaquent… ? Comment voulez-vous apprendre ça dans les bureaux… ? La science n’est pas une mécanique que l’on apprend, deux et deux font quatre… Deux et deux ne font jamais quatre dans la nature, deux et deux font cinq parce qu’ils se sont accordés et se sont reproduits, ou ils se sont tués entre eux, alors ils font trois… », affirme Anita Conti, via Saadia Bentaïeb.
© Philippe Lebruman 2021
Faire parler des passions
Alors, comment cartographier la mer ? L’océan ? Comment témoigner du mystère des profondeurs depuis le pont ? En convoquant nos imaginaires et en travaillant le hors-champ. Il y a des images qui sont plus puissantes quand elles demeurent invisibles, et il y a celles qui se passent de mots. Ce soir-là, tou·tes ont remarqué les piles de feuilles blanches imaginées par la scénographe Nadia Lauro. Tandis que certain·es ont aperçu des coraux, d’autres ont réalisé l’immensité des recherches d’Anita Conti. Une carangue ici, deux Naso tonganus là. Il y a celles et ceux qui ont entendu les mouettes, et celles et ceux qui se sont laissé·es bercer au rythme du vent. C’est peut-être cela voir l’invisible. Cette poésie amorcée par les commentaires d’Anita Conti nous conduit jusque dans les laboratoires de Dominique Pelletier et Julien Simon où sont développés de nouveaux dispositifs d’imagerie sous-marine intégrant notamment l’intelligence artificielle. De nouveaux points de vue et de nouvelles images mentales émergent alors. « Nous recherchons une dramaturgie de la rencontre et du glissement, en complicité avec les deux interprètes qui naviguent avec nous dans les eaux troubles de cette masse de documents, précisent Émilie Rousset et Louise Hémon. Il ne s’agit pas d’une tribune écologique, d’autres le font très bien. On n’amène pas une solution, mais une pièce avec des images, avec un travail sur l’archive d’hier et d’aujourd’hui. » Toutes deux sont pourtant convaincues, comme Anita Conti l’était il y a soixante-dix ans, que, pour obtenir quelque chose, il faut faire parler des passions. Car l’homme n’écoute pas la raison, il écoute la passion.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #51, disponible ici.
Les Océanographes sera rejouée les 8 et 9 mars à la scène nationale de Chambéry, le 15 mars au théâtre de Châtillon, et du 22 au 25 mars au Théâtre universitaire de Nantes, en coréalisation avec le Lieu unique.
© Philippe Lebruman 2021
© Racleurs d’océans d’Anita Conti / Cinémathèque de Bretagne
Image d’ouverture : © Racleurs d’océans d’Anita Conti / Cinémathèque de Bretagne