Jusqu’au 29 septembre 2024, à l’occasion des Rencontres d’Arles, la Croisière accueille les étonnantes archives de Bruce Eesly. Dans New Farmer, le photographe allemand a recours à l’intelligence artificielle pour interroger les conséquences de l’agriculture industrielle, qui découle de la révolution verte survenue dans les années 1960.
Un jeune garçon pose fièrement avec un fenouil géant. Autour de lui se trouvent d’autres légumes à la surface lisse et à la géométrie parfaite. Il vient de remporter le premier prix du Kooma Giants Show à Limbourg. À Dengen, des carottes démesurées garnissent une table en bois tandis qu’une épicerie expose sur son étal un chou-fleur tout aussi exceptionnel, prenant toute la largeur du trottoir. Nous pourrions penser qu’il s’agit-là de l’œuvre de ces hommes qui classent des variétés de pommes de terre selon les normes de LURCH, mais il n’en est rien. « Mon travail mélange les faits et la fiction pour perturber les récits historiques communément acceptés », explique Bruce Eesly, qui signe New Farmer. Également jardinier, le photographe allemand s’intéresse à l’histoire et aux conséquences de l’agriculture industrielle, mais aussi aux « absurdités de notre culte technologique ».
« Ce travail est né d’un sentiment de colère face à l’engloutissement de la diversité végétale, elle-même façonnée par des milliers d’années de culture humaine, par l’esprit de profit et de productivité », déplore Bruce Eesly. Sa série New Farmer retrace ainsi la révolution verte. Axée sur l’intensification des rendements, cette politique de transformation a mené à l’agriculture industrielle qui est la nôtre. « Au cours du siècle dernier, les agronomes ont mis au point de nouvelles variétés super-productives. Ces innovations ont été brevetées, commercialisées et exportées de manière agressive dans le monde entier. La révolution verte a sauvé des millions de personnes de la famine, mais elle a engendré une dépendance chez les petits exploitants, et l’agriculture industrielle qu’elle a créée contribue largement au changement climatique, à l’accroissement des inégalités et à la perte de biodiversité », poursuit-il.
Métamorphoses agricoles et IA, même combat ?
« Dans les publications de l’époque, la photographie est utilisée comme preuve de la supériorité de cette nouvelle forme d’agriculture. Il y a des comparaisons, des expériences avec des résultats clairs… L’image devient un outil d’inventaire du monde, de classification et de contrôle. C’est l’âge d’or de la croyance en la technologie et la science, en la domination de l’être humain sur la nature. Avec le recul, je ne peux m’empêcher de trouver beaucoup d’absurdité dans ce langage et dans les clichés d’hommes en costume regardant des légumes », déclare Bruce Eesly. Puisant dans l’esthétique de ce corpus des années 1960, l’artiste compose une archive singulière, réalisée à l’aide de l’intelligence artificielle et prenant à rebours le propos alors défendu : « J’ai distribué des exemplaires de cette brochure dans des bibliothèques à travers l’Europe et je me suis intéressé à ce qui se produit chez le public à mesure que l’histoire et les images deviennent de moins en moins crédibles. »
Détournant les codes établis, Bruce Eesly a finalement recours à la technologie pour évoquer ses propres dérives. « La révolution verte a pris des milliers d’années de culture humaine pour élaborer des semences hybrides, comme un moyen pour les entreprises de profiter de ce bien commun. De la même manière, les entreprises d’IA ont généré une archive géante de notre production créative collective et de notre histoire. Et je me demande qui en profitera », s’interroge-t-il. Avant cette métamorphose agricole, les graines étaient collectées, sélectionnées puis transmises dans la région, et ce, de génération en génération. Ce processus a permis de développer des espèces végétales diverses et adaptées aux conditions locales. « Depuis, nous avons perdu 75 % de cette variété génétique. Nous avons changé les semences en propriété intellectuelle, conçues pour être rachetées chaque année. Aujourd’hui, la moitié de l’approvisionnement mondial est entre les mains de quatre entreprises. Notre système alimentaire dépend d’une maigre sélection de plantes, ce qui le rend particulièrement vulnérable aux maladies, aux parasites et aux extrêmes climatiques », alerte-t-il.