Fisheye : Pourquoi es-tu devenue photographe ?
Nolwen Cifuentes : D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été intéressée par l’art comme moyen d’expression. Avant je dessinais et je peignais mais sans être convaincue d’être vraiment douée dans ces disciplines. J’ai aussi voulu devenir réalisatrice, mais je me suis découragée quand je me suis rendue compte des moyens nécessaires avant de pouvoir créer quelque chose. Je suis une personne extrêmement impatiente. Avec la photographie, je n’avais plus besoin d’attendre. J’aime cette immédiateté et ce sentiment de pouvoir observer mes progrès. J’aime aussi cette possibilité de capturer un moment. Il y a tellement de choses à faire dans un seul cadre. La photo c’est un art auquel je me sens connectée, un moyen de créer mes propres histoires chaque fois que j’en ai envie.
Où se déroule l’histoire de Roderick ?
À Hollywood, en Californie.
Qui est-il ? Comment l’as-tu rencontré ?
J’ai rencontré Roderick sur Facebook, grâce à un groupe privé dont je fais partie. Une femme a posté une photo de lui, avec ses coordonnées, pour l’aider à trouver du travail. Je lui ai envoyé un mail, lui ai offert un peu d’argent et je lui ai demandé s’il était d’accord pour que je lui suive et le photographie pendant quelques jours. Le lendemain, il m’a appelé. Il était très enthousiaste, m’a raconté son parcours, m’expliquant qu’il était « prêt à se montrer au monde ». Il m’a dit que l’univers nous avait réunis à un moment important de sa vie. Cela faisait six mois qu’il vivait dans la rue. Le projet a duré deux semaines, jusqu’à ce qu’il tombe sur une famille prête à l’accueillir, au Canada. C’est moi qui l’ai conduit à l’aéroport. On s’est enlacés très fort au moment de se dire au revoir, tous les deux heureux d’avoir eu l’opportunité de partager un peu nos vies.
Quand et pourquoi as-tu décidé de travailler avec lui ?
Je l’ai photographié en août dernier, en le suivant dans les endroits qu’il a l’habitude de fréquenter à Los Angeles – Hollywood et Koreatown. J’ai voulu travailler avec lui parce qu’il semblait sortir du système. Je veux dire, en le regardant, on ne se doute pas qu’il est sans-abri. Il est tiré à quatre épingles, jeune, en bonne santé… J’étais aussi très attirée par sa personnalité. Il est tellement plein de rêves et d’espoir. Il a une philosophie de vie très différente de la plupart des gens que je connais. Malgré toutes les galères qu’il a rencontré, il a l’esprit très ouvert. Je ne dis pas qu’il est toujours heureux. Chaque matin quand il se réveillait dans un parc, un escalier, la voiture d’un inconnu, il fuyait dans l’urgence parce que rester là le déprimait. Il est sans-abri parce qu’il n’a plus de famille pour prendre soin de lui. Il a grandi d’une façon qui l’a rendu assez hermétique aux normes de la société. C’est un être humain avec une histoire très sombre qui, je pense, méritait d’être racontée. Cette série n’est pas un documentaire social, mais un portrait intime d’un mec que j’ai rencontré et qui s’est avéré être sans-abri.
Quelle est ta photo préférée de la série ?
Ce n’est pas une question facile ! Il y en a bien une qui, je pense, est ma préférée de toutes celles que j’ai faites depuis que je suis photographe. Un jour Roderick m’a emmené à l’arrière d’une boutique à côté du skate parc qu’il fréquente. J’étais la seule fille et tous les mecs étaient là pour fumer des joints. Je me suis assise à côté de l’un d’eux, timide et silencieuse, pour observer. Puis je me suis tournée vers lui et il a regardé mon objectif. J’ai déclenché. À ce moment là, deux autres types se sont penchés au-dessus de lui. C’était un beau moment. J’ai su que ce serait une bonne photo.
Qu’as-tu appris pendant ces quelques jours où tu as suivi Roderick ?
J’ai appris à quel point les regards diffèrent selon les gens. J’ai aussi découvert que les sans-abri forment une communauté très forte, du moins dans la zone où vit Roderick. Il connaissait tellement de gens dans les rues où nous traînions. Même les chauffeurs de bus, qui nous laissaient voyager sans ticket. Un jour il me racontait l’histoire d’un homme aveugle qu’il croisait souvent à Hollywood. Quand il a terminé, on est tombés sur cette homme au coin d’une rue. On a discuté et Roderick lui a donné toute la monnaie qui lui restait.
Quelle est ton intention, avec “Roderick” ?
Ce que j’espère très modestement, c’est que mon travail puisse unifier les gens, faire comprendre que nous sommes tous pareil. Nous avons tous nos luttes, nous travaillons, nous faisons de notre mieux…
Comment décrirais-tu ce projet en trois mots ?
Impulsive, désordonnée, intrinsèque.