Dans des nuances fauves et parfois cyan se déploie un espace sauvage. Les façades d’immeubles sont entaillées, quand d’autres structures ont été abandonnées en plein chantier. Les échoppes ont baissé les rideaux de leurs devantures, et une enseigne lumineuse, brisée, ne tient plus qu’à un fil électrique. Les murs de pierre et de brique, criblés de balles, portent des inscriptions à l’encre noire. Entre les chars d’assaut et les barbelés, la végétation a repris ses droits. Malgré les nombreuses traces de son passage, toute présence humaine semble s’être évaporée de ces paysages de désolation. Pourtant, quelques portraits s’immiscent çà et là. Des silhouettes floues se devinent, avant de laisser place à des visages tout aussi évanescents. La chair porte toujours en elle les marques d’un passé douloureux. Seulement, à l’image, rien ne permet de nommer l’endroit dans lequel nous nous trouvons, ni même ses rares habitants. « J’ai mené une recherche autour du décentrement du regard. Pour ce faire, j’ai commencé par travailler sur mes archives. Très vite, je me suis rendu compte que, sans le souvenir de mes voyages, il m’était impossible de savoir où tel ou tel cliché avait été pris. Une confusion s’installait peu à peu d’un point de vue visuel. Un mur marqué par la guerre est un mur marqué par la guerre », explique Orianne Ciantar Olive. Les balbutiements de cette étude coïncident avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022. Si l’événement a donné une autre envergure au conflit débuté en 2014, celui-ci a également fait émerger un constat qui a précisé l’angle d’analyse de la photographe. « Il y avait cette identification un peu malsaine. Les Occidentaux se sentaient presque plus concernés par cette guerre car les Ukrainiens leur ressemblent. Une forme de racisme existe dans la façon dont on aborde un conflit et dont il nous touche ou pas. La culture, l’histoire ou encore le lieu de résidence jouent un rôle crucial dans la hiérarchisation de son traitement », souligne notre interlocutrice. À la suite de cette observation, Orianne Ciantar Olive a profité d’une invitation de la Biennale d’architecture de Venise pour imaginer After War Parallax. Ce projet réunit Sous le soleil d’Andromède et Les Ruines circulaires, deux séries esquissant les contours de Sarajevo et de Beyrouth, deux villes distinctes dont la photographie, si cohérente, a donné lieu au territoire inconnu que nous évoquions précédemment.
« Je me souviens avoir régulièrement entendu les chroniques de Paul Marchand, qui était correspondant à Sarajevo pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Il m’a laissé une énorme empreinte auditive. Il y avait quelque chose de très singulier dans sa manière de raconter la guerre, quelque chose de très détaillé, de très brut. Il vivait les choses et se distinguait des autres », revient Orianne Ciantar Olive. À l’époque, elle réside en Guyane avec ses parents, bien loin de cette sombre réalité. Pourtant, la distance et son jeune âge ne l’empêchent pas de s’intéresser au conflit. Elle se plonge aussi dans l’univers d’Enki Bilal qui, dans ses ouvrages, dépeint un Sarajevo du futur qui l’interpelle. Empreinte de ces récits et des visions qu’ils convoquent, elle se tourne quelques années plus tard vers des études de cinéma et de criminologie. Elle développe ainsi sa culture de l’image, jusqu’à ce qu’un concours de circonstances vienne l’orienter vers le photojournalisme d’actualité. Nous sommes alors en 2003 et le directeur des Rencontres photographiques d’Alep propose de l’exposer. Dans la foulée, la presse se prend également d’intérêt pour ses tirages et lui passe commande : sa carrière est lancée.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans le dernier numéro de Fisheye.