Entre vieux dossiers, nostalgie et créativité, la photo familiale fait son grand retour sur les réseaux sociaux. Cet article est à retrouver dans Fisheye #5.
« Lorsqu’un jour les pompiers vinrent frapper à la porte de ma mère en lui annonçant qu’elle n’avait que quelques minutes pour réunir ses affaires et quitter la maison menacée par un incendie, la première chose qu’elle prit avec elle – outre ma sœur – fut ses albums photo. »
Il est vrai que, à l’époque, il n’y avait pas Internet pour récupérer des images à droite et à gauche. Perdre ces photos, c’était tout perdre. Et parfois on se dit que ça n’aurait peut-être pas été plus mal.
Rire des autres, mais surtout de soi-même
Aujourd’hui, des sites prennent un malin plaisir à ressortir des cartons des images que certains auraient sûrement voulu oublier. Le site awkwardfamilyphotos.com réunit les plus beaux spécimens de photos de famille. Mariage, grossesse, naissance ou simplement portrait, les contributions des internautes traumatisés sont parvenues du monde entier aux deux fondateurs du site, Mike Bender et Doug Chernack. Cette simple plate-forme sur laquelle les amis partageaient leurs photos de famille les plus gênantes est devenue un véritable phénomène du Web. Le but n’est pas de porter préjudice à qui que ce soit. Tout le monde est invité à collaborer, mais aussi à signaler une image publiée sans le consentement de son propriétaire – elle sera retirée du site dans les plus brefs délais. On est là pour s’amuser, quoi ! Ou pour exorciser.
Dans un autre registre, la popularité des photos « then and now » (comprenez « avant et maintenant ») s’est étendue à la photo de famille. Artistes reconnus ou anonymes, ils ont été nombreux à reproduire dans les moindres détails des images de leur enfance. Du souvenir poétique à l’autodérision, ces photos version « back to the future » réjouissent les internautes.
Si certains photographes, notamment pendant les années 80, devaient être sacrément barrés pour oser imaginer des mises en scène pareilles, la faute est à partager avec les modèles (personne ne vous a forcé, si ?). Outre des coiffures à faire pâlir de jalousie Bernadette Chirac et une fâcheuse tendance à se tailler une robe dans les rideaux du salon, c’est la recherche de l’originalité à tout prix qui fait franchir l’impitoyable limite du bon goût. Les occasions de créer la scène la plus embarrassante sont infinies, il suffit de laisser sa créativité s’exprimer ou de trouver un photographe sous LSD. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas.
© Awkward Family Photos
Un phénomène de société
Emmanuelle Fructus, historienne et marchande spécialisée dans la photographie anonyme, nous en dit un peu plus : « Au XIXe siècle, il était rarissime de trouver des images de l’intime comme on peut le voir aujourd’hui. Avant, on retrouvait la notion de témoignage dans la photographie : votre enfant s’était déguisé, donc vous le photographiiez pour immortaliser ce moment. C’était une photo de constat. Aujourd’hui, on observe une tendance à la scénarisation. Plutôt que de témoigner, on va créer une situation pour réaliser une photographie, déguiser son enfant pour les besoins d’une image, par exemple. » Pour Emmanuelle Fructus, ce changement de comportement dans notre sphère intime ne s’explique pas vraiment.
« Jusqu’aux années 60, on ne trouve pas de femmes enceintes photographiées. Aujourd’hui, on publie son échographie sur les réseaux sociaux ! » Les barrières entre l’intime et le privé se sont effondrées en même temps que la technologie a rendu la photographie accessible à tous. L’occasion de diffuser une image contrôlée. « Autrefois, aller chez le photographe était un événement rare. Je pense que, de nos jours, nous sommes face à une surmédiatisation du moi qui donne envie de décider de ce que l’on est, de s’ériger en héros. »
Exemple d’avant-après
Ce ne sont pas les exemples qui manquent, Internet fourmille de familles mettant en scène leurs enfants dans des situations qui rivalisent de créativité et d’humour. Comme Lilly et Leon qui, après un déménagement, se retrouvent envahis par les cartons. Jeunes parents d’un petit Orson, ils sont déterminés à faire quelque chose de ces boîtes vides et à rendre leurs week-ends avec bébé un peu plus fun. Cardboard Box Office est né. La petite famille reproduit des scènes de films cultes avec un peu de lumière, quelques cartons et une bonne dose d’ingéniosité. Ils le font donc pour se marrer, mais aussi pour garder un souvenir impérissable. « C’est un projet que l’on veut pouvoir partager avec Orson plus tard. On adorerait ajouter ses idées dans les photos, peut-être mettre en scène ses films préférés. C’est un vrai projet familial. » Lilly et Leon Mackie ont commencé à partager leurs créations sur Facebook pour leurs amis et leur famille. Le phénomène a pris une ampleur inattendue. « Nous n’avions pas prévu de faire un blog, mais les gens n’arrêtaient pas de nous en demander un. Nous aimons partager ces images avec les autres, car elles semblent vraiment les rendre heureux. »
La photo de famille est une tradition qui traverse les époques, non sans dégâts parfois. Nous ne pouvons que vous encourager à la perpétuer, à oser être ridicule, sentimental ou carrément égocentrique. Raconter sa propre histoire, c’est offrir en héritage aux générations futures l’occasion de se payer une bonne tranche de rire en feuilletant les pages abîmées de leur album de famille classé top secret.
Cardboard Box office, Les dents de la mer
Cardboard Box office, à g. Alien, à d. Les Goonies
Cardboard Box office, Star Wars
© Awkward Family Photos