Ravissements guyanais : retour sur les Rencontres photographiques (2/2)

06 janvier 2024   •  
Écrit par Eric Karsenty
Ravissements guyanais : retour sur les Rencontres photographiques (2/2)
© Cédrine Scheidig

Les Rencontres photographiques de Guyane sont le seul festival photographique d’envergure à se déployer sur un territoire ultramarin. Avec pour cette édition une quinzaine d’expositions placées sous la bannière du poète Édouard Glissant qui affirme : « Notre paysage est son propre monument. » Un tour d’horizon en deux parties, dont on vous livre, aujourd’hui, le deuxième volet.

© Nathyfa Michel
© Jordan Beal

L’équipe du festival organise également un programme de résidences croisées pour les jeunes artistes entre Guyane, Guadeloupe et Martinique. Intitulé Foto Kontré, cet événement nous permet de découvrir les travaux de Nathyfa Michel, Jordan Beal et Cédrine Scheidig. Installée à Saint-Laurent du Maroni depuis 2019, Nathyfa Michel passe ses premières années en Guyane, grandit en France hexagonale avant de revenir au péyi. Sa résidence à Belém, au Brésil, lui permet une exploration sensible à l’aide d’autoportraits. « J’y entreprends un dialogue entre moi et le monde, entre espaces intérieurs et extérieurs. Je (dé/re)compose, photo après photo, un puzzle mouvant au travers duquel j’interroge les liens/lianes que tissent les corps, les objets, dans les espaces urbains/sauvages qu’ils habitent/traversent », détaille-t-elle. Le Belém de Nathyfa Michel, spirituel et métis, « donne à voir un paysage intérieur fait de racines multiples. Un entrelacs chaotique et touchant, qui parle autant de l’auteure que du lien qu’elle capture », précise le catalogue.

Jordan Beal, photographe autodidacte résidant en Martinique, s’est lui intéressé au fleuve Oyapock, qui trace la frontière entre Guyane et Brésil. Sur ce territoire qu’il découvre et qui l’intrigue, Jordan se laisse guider par ses sensations et choisit d’expérimenter l’alchimie de l’argentique pour transposer l’opacité du fleuve. « Il s’agissait pour moi de fixer ma relation à ces paysages dans une forme qui dépasse les mots (…), la saisir dans toute sa complexité, y infuser peut-être tout ce qui m’a touché, attristé, séduit, questionné », souligne le photographe. Ses images denses, sensuelles, sombres ou lumineuses, toujours magnétiques n’en finissent pas de nous faire rêver.

Cédrine Scheidig, franco-caribéenne et diplômée de l’ENSP d’Arles, a quant à elle arpenté la ville de Cayenne pour composer sa nouvelle série intitulée Hybridation. « Mon travail est une exploration de la blackness – ou de ce qu’on pourrait peut-être définir en français comme le fait de dire et de traduire l’expérience noire – et des lieux où elle est habitée au quotidien », explique l’artiste. Interrogée en février dernier à propos de son exposition au Studio, à la MEP, elle précisait : « Mon travail photographique est une élaboration poétique autour de corps et d’expériences qui sont assez peu représentées, ou qui sont représentés d’une façon très spécifique par les médias et les discours dominants. » Ces nouvelles images réalisées en Guyane s’inscrivent avec force dans le prolongement des thématiques de l’hybridité développées par le poète Édouard Glissant.

L’exploration des territoires ultramarins se poursuit à travers une projection des travaux de onze lauréat·e·s de la grande commande de la BnF aux photojournalistes initiée par le ministère de la Culture, avec au programme les images de : Terence Bikoumou, Cédrick-Isham Calvados, Ludovic Carème, Laura Henno, Lewis Joly, Bénédicte Kurzen, Émilienne Malfatto, Geoffroy Mathieu, Bertrand Meunier, Eleonora Strano, et Patrice Terraz. Elle aussi lauréate de la grande commande de la Bibliothèque nationale de France (BnF), Sylvie Bonnot nous invite à découvrir ses images de forêts en parcourant le chemin de Loyola, sur la commune de Rémire-Montjoly, à quelques kilomètres de Cayenne. Là, un chemin qui serpente au milieu des bambous et où se dressent des panneaux accueillant ses images grand format où l’écriture documentaire demeure intiment liée à une approche sensible et sensuelle. Comme le laissent apparaître ses clichés saisis dans les futaies hexagonales ou dans la forêt amazonienne, telle cette image intrigante d’une liane communément appelée « échelle tortue » qui, selon les traditions bushinenguées et amérindiennes, fait le lien entre le monde des humains et celui des esprits. Cette déambulation arborée ne constitue qu’un chapitre dans le parcours de cette artiste élevée par un père forestier et dont l’œuvre protéiforme s’aventure également dans des écritures plasticiennes.

© Jean-François Spricigo
© Collection William Daniel
© Bertrand Meunier
© Laura Henno

Poème visuel

La faune et la flore guyanaises ont quelque chose d’envoûtant qui, conjugué à l’infinie douceur des alizés, confine au ravissement. C’est sans doute cet état qui a permis à Jean-François Spricigo de composer Nous l’horizon resterons seul, un poème visuel réalisé en arpentant la Guyane, Mayotte et la Réunion dans le cadre du programme artistique Mondes nouveaux – un projet initié par le ministère de la Culture en collaboration avec le Conservatoire du littoral et le Centre des monuments nationaux. Présenté dans le cadre exceptionnel des îles du Salut, au large de Kourou, ce travail trouve son aboutissement dans un très beau livre pensé par les éditions le bec en l’air et distingué par le prestigieux prix Nadar – l’équivalent du prix Goncourt pour le livre photo.

Impossible de faire le tour de l’ensemble des découvertes de ce voyage intense qui, de Cayenne à Awala-Yalimapo, en passant par Iracoubo, Mana et le quartier de la Charbonnière, à Saint-Laurent-du-Maroni, nous a profondément touché·e·s. En attendant la prochaine édition de la biennale, en 2025, une Maison de la photographie de Guyane-Amazonie devrait ouvrir à la fin de l’année. L’occasion sans doute de revenir sur le formidable travail l’association la Tête dans les images, de son directeur et de toute son équipe.

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