Pour aborder des sujets qui leur sont chers, un certain nombre d’artistes s’inspire de la peinture. À l’occasion de Revoir Van Eyck, une exposition qui se tiendra au musée du Louvre du 20 mars au 17 juin 2024, revenons sur les tirages de Jeff Wall, Romina Ressia, Émeric Lhuisset, Valérie Belin et Mohamed Bourouissa. Dans des approches disparates, chacune et chacun de ces photographes puise dans cet héritage pictural.
Pendant longtemps, le 3e art a revêtu différentes fonctions. Jusqu’à l’arrivée de la photographie, au 19e siècle, l’une d’elles était la figuration de scènes à valeur historique ou politique. La hiérarchie des genres, ébranlée par la Révolution française mais encore suivie par l’Académie des beaux-arts, considérait ainsi la peinture d’histoire comme étant la plus noble. Cette vaste catégorie comprenait les représentations de batailles ou celles ayant trait à la mythologie ou à la religion. La Vierge du chancelier Rolin (vers 1430) du peintre flamand Jan van Eyck, restaurée pour la première fois depuis son arrivée au musée du Louvre en 1800 et bientôt dévoilée au public, en est un exemple, tant cette œuvre majeure et pourtant méconnue cristallise les enjeux de son temps. Aujourd’hui encore, des artistes réemploient cet héritage pictural dans leurs compositions. Les photographes Jeff Wall, Romina Ressia, Émeric Lhuisset, Valérie Belin et Mohamed Bourouissa, dont les séries vous ont déjà été présentées sur les pages de Fisheye, s’inscrivent dans cette mouvance.
Le rôle de l’histoire et de la culture
La pratique de Jeff Wall se distingue par un entremêlement des arts dont la peinture ne fait pas exception. The Destroyed Room évoque La Mort de Sardanapale (1827) d’Eugène Delacroix, A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) puise son inspiration dans La Grande Vague de Kanagawa (1830) d’Hokusai quand Picture for Women reprend les lignes d’Un Bar aux Folies-Bergère (1880) d’Édouard Manet. Dans ses compositions, qu’il qualifie lui-même de « tableaux photographiques », fiction et réalité se superposent. Ses illusions documentaires se nourrissent ainsi de symboles culturels et révèlent d’autres portées. Mohamed Bourouissa fait également appel à ce patrimoine pictural pour déconstruire les stéréotypes accolés aux jeunes de banlieues. Ses clichés donnent souvent à voir des groupes qui, de manière théâtrale, mettent en scène des fragments du quotidien. Des histoires d’aliénation et de résistance se rejouent alors, différemment, devant les yeux de celui ou celle qui regarde.
« Je me suis aperçu que l’Histoire n’est pas un récit : c’est en fait une multitude de récits qui peuvent changer en fonction des régions géographiques, des politiques, des périodes. Ce qui me fascine, c’est de comprendre ce qui s’est réellement passé, pourquoi, comment… Je regarde sur des cartes. Mon boulot c’est ça : me rendre sur place et être témoin de cette histoire en construction pour en rapporter quelque chose », explique Émeric Lhuisset. Faisant fi des codes établis et assumant ses mises en scènes, dans un Navire russe, va te faire foutre !, un tirage devenu viral, inspiré de Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie (1891) d’Ilia Répine, le photographe cherche à souligner « le rôle majeur que jouent l’histoire et la culture dans le conflit et la question colonialiste », notamment dans la guerre en Ukraine.
Les témoins de notre évolution
De manière plus explicite, Romina Ressia et Valérie Belin créent des œuvres qui prolongent la tradition picturale. La première rend hommage aux grands maîtres qui ont fait la renommée du quattrocento au travers de portraits burlesques en clair-obscur. Si les personnages qu’elle dépeint adoptent une mise en beauté et des costumes d’époque, tous apparaissent avec des éléments issus de la culture populaire contemporaine. « Les objets ont une fonction qui va au-delà de l’usage qu’ils sont censés avoir. Ils nous aident à comprendre ce que les gens vivent dans un contexte donné », observe-t-elle. Par ce biais, la peintre et photographe interroge nos sociétés. « Bien sûr, on peut appréhender mes œuvres par le biais de l’histoire de l’art, mais ce dont je parle a trait au monde actuel. Par conséquent, chaque individu, quel que soit son âge, créera une expérience unique à partir de mon travail », assure-t-elle.
Enfin, Valérie Belin, récemment élue membre de l’Académie des beaux-arts, mène une recherche autour des différentes représentations d’un même sujet. Portée par une approche esthétique, elle s’intéresse à nos modes de vie et de consommation. À titre d’exemple, ses corbeilles de fruits parfaits et ses lieux encombrés au petit format ont des airs de natures mortes, voire de vanités d’un nouveau genre. Ses compositions « ne sont ni narratives ni documentaires et ne racontent pas d’histoires particulières, mais sont conçues pour être vues comme les miroirs de fictions sans mots », indique la plasticienne. La forme de ses tirages perpétue ainsi l’intention symbolique des peintures de ce genre en attirant le regard sur certaines réalités. Plus largement, en renouvelant cet héritage artistique, les photographes que nous évoquons ici esquissent d’autres récits sur notre époque et se font les témoins de notre évolution.