Le festival de photojournalisme Visa pour l’image revient pour sa 37e édition jusqu’au 14 septembre 2025. Parmi les 26 expositions programmées se trouve celle du photoreporter et réalisateur Samuel Bollendorff. Il y présente sa série #paradise, travail sur la représentation de la crise climatique à travers les réseaux sociaux. Rencontre.
Comment en êtes-vous venu à travailler sur le thème de la crise écologique ?
Je me suis inscrit pendant des années dans une photographie très sociale. J’ai travaillé sur l’hôpital, les ouvriers en Chine, la précarité du logement, les violences faites aux réfugié·es, etc. Et puis, en 2018, j’ai fait une série pour Le Monde, intitulée Contaminations, qui consistait en un tour du monde des lieux contaminés pour des siècles par les pollutions industrielles. Je suis rentré de ce périple mobilisé par une forme d’urgence : quand on fait ce genre de voyage, on prend la mesure de combien la planète est petite et fragile. Je continue depuis de travailler sur des problématiques environnementales, notamment sur le plastique dans les océans à travers une série intitulée Les Larmes de sirènes.
Dans les années 2000-2010, les sujets environnementaux étaient abordés de façon presque esthétique : louer la beauté de la Terre pour essayer de sensibiliser. Désormais, on les traite davantage du point de vue du désastre. Pour ma part, j’ai toujours essayé d’alerter en montrant des choses plus dures, la violence sociale. Je ne cesse d’interroger ma façon de documenter mes sujets, de chercher de nouvelles formes capables de mobiliser.
Votre série #paradise est constituée de photographies d’images glanées sur les réseaux sociaux. Pourquoi cette démarche ?
À la fin du 20e siècle, on appelait le métier dans lequel je venais de me lancer « photoreporter ». Puis, on a parlé de « photojournalisme », et maintenant, de « photographie documentaire ». Ce qui est intéressant dans ce glissement sémantique, c’est de voir les mutations de la profession, avec le passage au numérique, l’avènement d’Internet, la crise de la presse, les téléphones mobiles, les réseaux sociaux, l’IA. Tout cela, à chaque fois, reconfigure le métier, ainsi que le type d’images à réaliser. Cela fait plus de vingt-cinq ans que je m’interroge sur la forme qu’il faudrait leur donner pour réussir à interpeller les gens. Et en particulier à propos de la question climatique. Manifestement, nous, les photographes, n’arrivons plus à produire des images qui parviennent à affecter : l’ours blanc sur son iceberg, ça n’opère plus. Mais alors, quelles images faut-il produire ? Comment raconter une catastrophe globale ? Toucher les gens dans leur intimité ? Je n’allais pas prendre des avions et brûler du kérosène pour photographier des incendies en Californie ou des inondations en Chine. Alors j’ai cherché sur les réseaux quelles étaient les images que j’aurais pu prendre et celles que postent les gens quand ils sont atteints par la catastrophe, et ai commencé à les collecter. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont des images conversationnelles, c’est-à-dire des images accompagnées de commentaires et d’emojis, que les gens partagent pour signaler « je suis ici, et voilà ce que je vis ». Tout cela me permet de documenter les réactions humaines face à la catastrophe : la sidération, le déni, le selfie, le mysticisme, parfois le complotisme.
Ce projet est aussi une façon de poser la question d’une forme de décroissance, de recyclage des images. Aller les chercher sur Internet plutôt que de prendre des avions pour documenter ce sujet planétaire est une démarche écologique. En tant que photographe, il est nécessaire d’interroger l’impact de son travail.
Comment avez-vous procédé à la sélection d’images ?
J’ai toujours travaillé dans un dialogue entre le texte et l’image. Je me suis donc intéressé aux commentaires sous les publications sur les réseaux et en ai fait des captures d’écran. Mais esthétiquement, ça ne fonctionnait pas. Je me suis alors mis à chercher des images et des vidéos sur lesquelles les gens étaient directement intervenus, avec des emojis, des hashtags, des descriptions… Elles adoptent ainsi une fonction de témoignage, avec une double entrée : l’image partagée et le commentaire.
Au lieu de screens, je me suis mis à photographier mon écran, à faire un reportage dans le web en somme. C’est un véritable univers de production d’imaginaire. Dans l’émission Le Dessous des images, pour laquelle j’ai travaillé pendant un an et demi, on analyse des visuels qui ont une épaisseur médiatique forte, qui ont été vus des centaines de milliers de fois. Ce sont souvent des images provenant des réseaux, et qui documentent parfaitement le monde. Ce n’est pas ce genre de photographies qu’on retrouve à Visa pour l’image, mais des prises de vue réalisées par des professionnel·les, publiées dans la presse. Il y a une rupture qui se fait dans la production du socle de représentation collectif. Voilà pourquoi j’adresse aussi cette exposition à mes paires : il nous faut trouver notre place dans ce nouvel univers visuel.
Sous quel format présentez-vous ces images au public ?
La première étape a été de réfléchir à un moyen de pérenniser ces images impalpables. Je voulais convoquer quelque chose qui renvoie à la capture d’écran, mais au sens littéral du terme. J’ai donc choisi d’utiliser des plaques de verre, sur lesquelles ont été imprimées les images, de 11 cm de large – un peu agrandies par rapport à un format de téléphone. Rassemblés, ces centaines de petits objets évoquent les autochromes d’Albert Kahn, qui, au début du 20e siècle, mandatait des photographes pour partir documenter le monde et constituer une série intitulée les Archives de la Planète. Celles et ceux qui publient sur les réseaux deviennent comme des photographes commissionné·es pour consigner ce moment de désastre.
Cette présentation rappelle également les « photocards » que s’envoyaient les Américains au 19e siècle. À ce moment-là, la Poste était très répandue et il y avait des photographes dans tous les villages. Les gens leur achetaient un cliché et le postaient avec des indications personnelles. C’est exactement la même chose qu’il se passe aujourd’hui avec les réseaux sociaux.
Je présente donc comme un immense « scroll » ce corpus pérenne de la catastrophe et de la réaction de l’humanité face à elle. On y distingue des sortes de typologies. Par exemple, en Floride, j’ai collecté des dizaines de photos de bateaux retournés. Pendant les feux de Californie, des appels à la prière. En Allemagne, des bottes pleines de boue pendant les inondations. À Valence, des avis de recherche pour les chiens. Ces sommes de témoignages intimes viennent, ensemble, raconter la catastrophe globale.
Dans ce projet, vous endossez à la fois le rôle de photographe et de commissaire. Pouvez-vous me parler de cette double fonction ?
Dans #paradise, je rephotographie avec mon téléphone les images que j’ai sélectionnées sur les réseaux. Et la façon dont je les rassemble et les présente fait œuvre. Il y a donc un rôle de commissariat, mais pour constituer un travail qui met en jeu mon rôle de photographe.
J’ai toujours fait des pas de recul dans ma forme photographique, en prenant toujours plus de distance avec l’évènement. Continuer à trouver des formes pour alerter, c’est mon moteur de création. Pour moi, la photographie est un outil. Je me suis engagé dans un métier où l’enjeu, c’est de transmettre, de donner à voir. Si les images qu’on réalise n’évoluent pas en même temps que nos usages et qu’elles ne sont pas vues, ça n’a pas de sens. Il faut toujours interroger la place des photographes et la façon dont se transmettent les images dans notre société.