Ukraine, l’année où tout a basculé vue par les photographes d’Alarming Beauty

02 mars 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Ukraine, l’année où tout a basculé vue par les photographes d’Alarming Beauty

Que faire, face à l’impensable, à l’inhumain ? Lorsque la guerre a éclaté, en février 2022, les artistes ukrainien·nes n’ont eu d’autre choix que d’illustrer leur désespoir, leur rage, leur peur grâce à la création. Lumière sur celles et ceux qui ont partagé leur vision à la Fisheye Gallery, à travers l’exposition collective Alarming Beauty, à (re)découvrir avant le 4 mars. Propos recueillis par Camille Leprince.

Igor Chakachkov 

« En créant la série Sleepen 2017, je voulais montrer une expérience ordinaire mais profonde, celle de partager un lit avec un·e être cher·e. Je pensais qu’il y avait une sorte de magie qui se produisait lorsque les gens dormaient ensemble, et que l’appareil photo pouvait peut-être la saisir pendant que nous étions inconscients. Bien sûr, ces photographies provoquent en moi des pensées très différentes aujourd’hui. J’ai le sentiment que ce droit d’être à la maison avec les êtres chers nous a été violemment volé, sans compter que le sommeil normal est devenu impossible pour tant d’Ukrainien·nes qui subissent des attaques pendant la nuit. La guerre m’a fait découvrir le nouveau sujet sur lequel j’ai commencé à travailler : l’idée du foyer et ce que les gens vivent lorsqu’ils le quittent. J’ai moi-même déménagé de Kharkiv, pour Lviv. Je vivais dans différents endroits avec d’autres déplacé·es et je les ai photographié·es, voulant montrer comment la guerre a changé la vie de millions de personnes, y compris la mienne. J’ai commencé à visiter les abris et les maisons temporaires des déplacé·es que j’ai rencontré·es, passant du temps avec elleux et prenant des photos. C’est comme ça que j’ai commencé une nouvelle série : Daily Lives of the Displaced. »

© Igor Chekchakov

© Igor Chekchakov

Yana Sidash 

« Aujourd’hui, la photographie n’est plus seulement un moyen d’expression personnelle, comme c’était le cas auparavant, mais c’est aussi la possibilité d’être utile à mon pays, à mon peuple qui souffre. Je ressens l’importance de faire tout ce que je peux pour montrer la vérité au monde. Je n’arrive toujours pas à croire qu’au 21e siècle, un concept tel que la guerre existe. Il ne devrait pas en être ainsi. Jamais et nulle part. La série The Wall est basée dans toute l’Ukraine. Je me concentre principalement sur les régions de l’est, celles qui ont été les plus touchées par les crimes de guerre russes : la région de Donetsk et la région de Kharkiv. Mais pour moi, il est important de montrer que ces bâtiments résidentiels en ruine se trouvent partout en Ukraine et que les civils sont partout en danger tant que la guerre continue, donc cela inclut également les régions de Kyiv, de Mykolaïv, d’Odessa, de Dnipropetrovsk et d’autres. Je veux rappeler aux gens ces lieux désolés et détruits, qui portent une mémoire propre à celleux qui les ont habités. J’ai l’impression que nous devons parler de la guerre dans tous les langages – et le langage de la photographie n’est pas l’un des moins moindres de nos jours. »

© Yana Sidash

© Yana Sidash

Yana Hryhorenko 

« J’ai réalisé la série Disturbing Beauty une semaine avant la guerre, sans avoir la moindre conscience que quelque chose d’aussi terrible pouvait se produire. On pourrait dire que je n’y croyais pas, mais que j’avais un pressentiment. Je vivais dans le déni, mais mes mains avec mon appareil photo et mon cœur ressentaient quelque chose de plus, quelque chose de vrai. Je me suis rendu compte qu’à travers mes images je me représentais encore moi-même et mon partenaire permanent dans la vie – l’anxiété. Plus tard, j’ai réalisé que je n’avais pas photographié depuis longtemps car, en un sens, j’avais déjà tout capturé d’une si mystérieuse manière juste avant la guerre. Je n’ai pas pris de photos pendant des mois, la seule chose qui m’a poussée à reprendre un appareil photo était le désir d’essayer de photographier sur pellicule, et c’est alors que s’est ouvert à moi le monde de la photographie en noir et blanc, qui reflète parfaitement les sentiments intérieurs de l’artiste pendant la guerre. »

© Yana Hryhorenko

© Yana Hryhorenko

Sergey Melnitchenko 

« En 2017, j’ai lancé un projet qui m’a passionné, Young and Free, pour documenter la liberté. Une manière de célébrer notre pays qui allait dans la bonne direction. Les images de la série ont été réalisées entre 2017 et 2021 et concernent une génération de jeunes ancré·es dans l’histoire en marche de leur pays, mais qui entendent vivre librement. Dans ces photographies, cette liberté trouve une forme symbolique dans la nudité. Libres des significations sociales des vêtements et des uniformes, les jeunes hommes s’affirment en tant qu’individus indépendants (…) Ce faisant, ils parviennent à paraître innocents et provocants à la fois. Leur nudité est loin des traditions héroïques de la Grèce antique ou de la piété d’un martyr chrétien. Elle tend à inciter l’imagination à les métaphoriser, à les voir non pas simplement comme des individus, mais comme ceux qui véhiculent l’esprit de toute une génération. À l’époque où ces photos ont été prises, tous les jeunes hommes qui y figurent pouvaient voyager régulièrement, s’embrasser et rencontrer leurs proches. Aujourd’hui, tous les hommes âgés de plus de 18 ans ont reçu l’ordre de rester en Ukraine et de défendre leur pays, se séparant ainsi d’un grand nombre des personnes qu’ils aiment le plus. Le paradoxe de cette série, qui a débuté en 2017, dépasse notre imagination la plus folle. »

© Sergey Melnitchenko

© Sergey Melnitchenko

Yulia Appen 

« Toutes les vidéos j’ai réalisées après le 22 février portaient sur la guerre. C’était une expérience très étrange et inhabituelle pour moi, mais il semblait qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire car nous avons vu des centaines de chars à l’approche de la capitale sur les chaînes Telegram et nous étions prêts à ce qu’ils entrent dans la ville. Après quelques semaines je me suis remise à filmer les gens, à tourner des reportages journalistiques (…) Et puis nous avons commencé à voyager dans les territoires libérés et à filmer la vie des gens là-bas. Quand je communique avec des personnes qui ont survécu à l’occupation, je comprends que le plus important c’est d’enregistrer leur histoire ; il est très important pour elleux de savoir qu’iels sont écouté·es et entendu·es. Je laisse de côté les pratiques créatives pour un temps indéterminé. En général, il n’y a tout simplement pas de temps pour la créativité, parce qu’entre les tournages nous transportons des volontaires avec des vélos, du pain, des couvertures, ou apportons des médicaments… Pour autant je ne peux pas dire que je laisse la vie pour plus tard. La vie se passe ici et maintenant, avec ses joies et ses moments heureux. Mais même quand quelque chose de bien se passe et que les bombes ne volent pas, le cerveau est toujours branché sur la guerre. Et je voudrais tant ce sentiment : éteindre la guerre dans ma tête. »

© Yulia Appen

© Yulia Appen

Xenia Petrovska 

« Le projet At the Origins a été réalisé environ un an avant la guerre, dans le sud de l’Ukraine, où j’ai grandi et où vit ma famille. J’ai recréé les décors oniriques et mystérieux de mon village natal en examinant le concept de foyer et d’appartenance, qui sont sans doute d’autant plus précieux aujourd’hui. La vision de la maison, qui est enracinée dans mes souvenirs d’enfance, est une sorte de personnification du paysage. Ces photographies me rappellent un rêve qui aide à révéler la signification d’une patrie en tant que microcosme particulier d’un être humain ; une patrie en tant que lieu sacré dans notre conscience. Pendant les deux premiers mois de la guerre, je n’ai rien photographié. J’étais totalement désenchantée et je ne parvenais pas à savoir si cela avait un sens de continuer à faire des images. Les mauvais pronostics et la désillusion m’absorbaient totalement. J’avais l’habitude de créer mes photographies en parfaite harmonie. Maintenant c’est impossible, donc j’ai en quelque sorte appris à photographier d’une manière nouvelle pour moi, depuis le tout début de cette nouvelle expérience anormale. »

© Xenia Petrovska

© Xenia Petrovska

Image d’ouverture : © Yana Hryhorenko

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