Publié chez Rotolux Press, En vif est une immersion sensible dans le quotidien d’une maison d’enfants à caractère social. L’autrice Valentine Gauthier Fell y déroule une journée type vécue aux côtés des adolescent·es placé·es, tandis que la photographe Rebekka Deubner leur confie l’appareil photo pour documenter leur univers. Texte et images se tressent en un récit choral qui donne voix à celles et ceux qu’on voit trop peu.
Que se passe-t-il derrière ces murs où de jeunes mineur·es sont mis·es à l’abri – de leur famille, de violences – pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années ? C’est à cette question que tente de répondre En vif, ouvrage singulier né d’une collaboration fructueuse avec une quinzaine d’adolescent·es placé·es en maison d’enfants à caractère social (MECS) en Île-de-France. Porté par l’autrice Valentine Gauthier Fell et la photographe Rebekka Deubner, ce projet édité par Rotolux Press conjugue littérature du réel et journal visuel participatif. Les jeunes, invité·es à documenter leur quotidien à l’aide d’appareils photo, prennent part à la narration. Le texte, écrit par Valentine Gauthier Fell après plusieurs séjours en immersion, constitue le fil conducteur : une journée type racontée à hauteur d’adolescent·es et de travailleur·ses sociaux·ales, sans pathos ni surplomb. Le projet a bénéficié du soutien du fonds de dotation Agnès B.
Un récit choral
À l’origine d’En vif, il y avait un désir de cinéma. « Je voulais comprendre comment ces adolescent·es grandissaient sans cadre affectif stable, explique Valentine Gauthier Fell. Mais j’ai assez vite perdu l’envie de réaliser un film. Une caméra n’avait pas sa place parmi nous. » L’écriture prend le relais, avec un parti pris fort : ni « je », ni effets romanesques, mais une observation attentive d’une réalité méconnue. « Les textes étaient des descriptions. Ils rendaient compte d’une observation “neutre” de la MECS. » L’autrice, marquée par une histoire familiale d’exil et de clandestinité – « j’ai été bercée par les récits de grands-parents qui ont passé leur adolescence à se cacher », explique-t-elle –, trouve dans cette démarche une continuité intime : interroger ce que la société relègue, rendre visible ce qu’elle dissimule ou caricature. « Comment peut-on aimer celleux que l’on ne voit jamais s’iels restent derrière des enceintes ? », lance-t-elle en filigrane de toute son œuvre. Accueillie par une directrice de foyer, Pauline B., l’autrice s’installe sur place, dort dans les locaux, gagne la confiance des résident·es comme des professionnel·les. Cette position liminale lui permet de capter l’épaisseur d’un quotidien : cours d’arts plastiques, repas partagés, pauses clopes avant le coucher… De cette matière brute émergent une centaine de vignettes, resserrées à l’édition en une seule journée emblématique.
La photographe Rebekka Deubner rejoint le projet deux ans plus tard avec une approche profondément politique. Pour elle, il était impensable de poser seule son regard sur un lieu qu’elle ne connaissait pas. « Il n’était pas possible pour moi d’arriver dans ce lieu et de faire des images d’une vie que je ne connaissais pas », assure-t-elle. Le choix est alors fait de confier les appareils photo aux jeunes du foyer : un geste fort qui place les adolescent·es au cœur du récit visuel. « Les images expriment une part de jeu, d’ennui, de blague, de zone, parce que l’appareil photo a fait irruption dans un quotidien et qu’il documente autant qu’il provoque des situations entre les jeunes. » Ses propres portraits, intégrés ensuite, cohabitent avec ceux réalisés par les adolescent·es, « de manière homogène et j’espère non surplombante ». Le regard de la photographe n’est qu’un parmi d’autres, rendu légitime parce que partagé. L’articulation entre l’intime et le politique traverse tout son travail, et trouve ici une résonance particulière : « Leur cadre de vie est la résultante directe de politiques sociales. Leur intimité en découle et s’y déroule. » Les ateliers hebdomadaires menés sur place donnent lieu à une pédagogie collective de l’image, rythmée par l’usage d’appareils argentiques jetables. L’attente du développement, la redécouverte des images, les discussions sur leur sens : tout cela participe d’une lente construction d’un récit choral. « Il fallait faire tenir ensemble une diversité de regards, de voix et de relations humaines », résume Rebekka Deubner. Ni documentaire sensationnaliste, ni fiction embellie, En vif tient de la chronique discrète, sensible et engagée. Il donne à voir sans réduire, il rend la parole sans parler à la place. Un livre qui repolitise l’enfance et donne une place centrale aux premier·ères concerné·es.
320 pages
12 €