Dans We Want to Know the Truth, Viktoriia Tymonova échafaude un récit conspirationniste inspiré par un étrange phénomène météorologique et interroge, en parallèle, la connexion trouble entre réel et photographie.
Avez-vous déjà entendu parler des « boules de foudre », ces petites sphères lumineuses jaunes, rouges ou blanches jaillissant du ciel durant des orages ? Elles sont visibles seulement quelques secondes en lévitation, accompagnées parfois d’un sifflement ou d’une odeur âcre. Pour la photographe ukrainienne Viktoriia Tymonova, elles sont une réalité depuis qu’elle est enfant. « Lorsqu’il pleut, vous ne devez pas laisser la porte ou la fenêtre de la maison ouverte, car sinon une boule de foudre pourrait entrer et endommager des choses », raconte-t-elle. Ce phénomène météorologique étrange est décrit dans de nombreux témoignages historiques et plusieurs œuvres littéraires y ont déjà fait référence : Voyage au centre de la Terre (1864), de Jules Verne, Les 7 boules de cristal (1948), treizième album des Aventures de Tintin signé Hergé… jusqu’au roman Boule de foudre (2005) de Liu Cixin, célèbre auteur chinois de science-fiction qui affirme en avoir lui-même vu une. Et pourtant, malgré les progrès de la science, ces apparitions restent encore inexpliquées.
Comme pour les supposés aliens ou ovnis, tout événement à caractère surnaturel s’accompagne bien souvent de théories complotistes, amplifiées par le bouche à oreille et certains médias. On se souvient de l’Affaire Roswell, au Nouveau-Mexique (États-Unis), en 1947 : après que des débris ont été retrouvés éparpillés sur les terres d’un ranch, une rumeur commence à circuler selon laquelle il s’agirait de l’épave d’un vaisseau spatial. Même si le gouvernement américain a déclaré que ces débris appartenaient à un ballon-sonde [outil météorologique, ndlr] destiné à espionner les expériences nucléaires soviétiques, les partisan·es de la thèse extraterrestre, persuadé·es que les hautes institutions ont cherché à leur dissimuler l’information, n’en ont jamais démordu.
Alors pour ce qui est des boules de foudre, Viktoriia Tymonova a décidé de prendre les devants : planter la graine du doute pour faire germer les théories les plus absurdes. Faire dire aux images ce qu’on veut leur faire dire pour dénoncer les fake news et montrer à quel point il est facile d’en concevoir. Pour cela, elle crée des documents qui semblent authentiques mais qui sont en réalité fabriqués de toutes pièces. Coupures de journaux, enregistrement par vidéosurveillance de lumières non identifiées, captures d’écran de pages web, traces de contusions sur le corps, portraits flous ou en négatif… Voilà les éléments que rassemble la photographe dans son projet We Want to Know the Truth, véritable fiction conspirationniste inspirée des mythes et croyances de son pays. « La croyance dans les boules de foudre est très répandue parmi les Ukrainien·es, insiste l’artiste. Mes parents – particulièrement mon père – sont très porté·es sur l’ésotérisme et le paranormal. Lui croit aux sorcières, aux ovnis, aux fantômes, et a cru à la fin du monde en 2012… Cela a forgé mon imaginaire. »
Titiller la curiosité, amplifier la paranoïa
Dans We Want to Know the Truth, cet imaginaire nous plonge justement en 1951, année durant laquelle John Foster, un journaliste enquêtant lui aussi sur les boules de foudre, aurait été retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses. Ce décès serait survenu au moment où il s’apprêtait à révéler l’existence d’un laboratoire secret dans la ville d’Helbshire – elle aussi inventée. Ce laboratoire, à en croire l’investigation de Foster aurait développé de nouvelles armes sous la forme de « boules d’énergie contrôlée ». Histoire de rendre cette fiction plus crédible, la photographe ajoute de faux témoignages plus vrais que nature. Ainsi, photos à l’appui, les personnes souffrant d’épisodes de fièvre, de maux de tête et d’ecchymoses sur le ventre, ou devenues stériles juste après avoir vu ces boules, ne cessent de se manifester.
Afin d’amplifier la paranoïa, l’artiste montre des documents qui prouveraient que le gouvernement aurait volontairement cherché à dissimuler les preuves des conséquences de ces boules de foudre sur les victimes en faisant par exemple disparaître la moindre information à propos de la ville d’Helbshire sur Google. Et pour venir titiller la curiosité des lecteur·ices, Viktoriia Tymonova fait surgir un autre personnage, celui de Greg Foster, qui ne serait autre que le neveu du journaliste assassiné. Elle laisse croire que ce personnage fictif disposerait de documents secrets, codés dans un langage indéchiffrable, et qu’il détiendrait peut-être la vérité
« Il faut le voir pour le croire »
C’est en 2020, en pleine pandémie de covid-19, lors de son confinement en République tchèque, que lui vient l’idée de créer de toutes pièces une conspiration. Durant cette période d’incertitude, de nombreuses théories fleu- rissent sur les réseaux sociaux, alimentées par l’isole- ment général, le manque d’informations sur la vaccina- tion et le climat de peur et de défiance qui en découle. « Les conspirations sont une tentative d’expliquer ce qui est complexe et incompréhensible. Avec ce projet, je voulais en quelque sorte créer un nouveau mythe moderne, un de ceux auquel mon père pourrait croire. » Viktoriia Tymonova, alors étudiante en photographie à l’université d’Ostrava, se demande quelle est la recette d’une bonne théorie du complot. Selon elle, il faut s’appuyer sur le réel. La croyance dans les boules de foudre est bien réelle. Puis, il faut y ajouter un élément historique, avec des personnages comme John et Greg Foster, qu’elle crée à partir des premiers programmes d’intelligence artificielle, capables de générer de faux visages. Il faut ensuite une action secrète, menée par un petit groupe qui aurait tout intérêt à nous nuire ou à affecter le cours des événements. Ajoutez-y une dose de paranormal, des symboles mystérieux et quelques photos floues faisant office de preuves, et le tour est joué. Le vieil adage « Il faut le voir pour le croire » n’a jamais semblé aussi dépassé.
Depuis quatre ans, Viktoriia Tymonova continue d’affiner son histoire. Elle met en scène, bidouille, retouche toutes sortes d’images et documents pour assembler les pièces du puzzle qui s’agrandit. À la fois drôle et effrayant, absurde et crédible, le projet de l’autrice joue sur les codes du journalisme et du complotisme. La photographie, médium par excellence de la captation du réel, est détournée, distendue. Elle remet en cause la confiance que nous pouvons accorder aux images. En manipulant les peurs humaines les plus primaires, liées à la santé ou à la fertilité, elle questionne notre besoin de vérité et de compréhension d’un monde toujours plus complexe et chaotique. « Certaines personnes m’ont conseillé de pousser le projet plus loin en diffusant ma théorie sur les réseaux sociaux pour voir si elle pre- nait, confie la photographe. Mais cela n’a jamais été mon intention. Mon but est d’abord de montrer les mécanismes à l’œuvre et d’interroger la limite de ce qu’il est raisonnable de croire ou de ne pas croire. »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans notre dernier numéro.